Album de Mireille

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Illustrations Mireille

Quand on est de Mers-el-Kébir comme Mireille et qu'on a un enfant né en Métropole quelques années après la déchirure, on éprouve le besoin de lui raconter sa famille et le pays de ses ancêtres.

Mireille Ferrara l'a fait et nous livre bien amicalement les pages intimes qui suivent. Merci ...

Envoyez nous un petit mot, un commentaire, cela récompensera notre gros travail ... merci !

Dernière mise à jour le : 14/02/2010 (suite et fin)

Copies et publications avec l'accord de l'auteur.

 

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Liste des chapitres

 

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Récits

 
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La famille de Mireille Ferrara

 
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Commentaires   envoyez moi vos commentaires SVP  Contact

 

 
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Les illustrations

 

 

 

 

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Liste des "chapitres"

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Présentation

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Introduction (poème)

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Arrivée de Mireille

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Amoureuse du désir de ma mère

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Drame 1940

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Petite enfance

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Chez grand-père

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La maison d'école

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Jean Pierre et Claude

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Les Américains

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Ripio

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Age de raison

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Le village

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Les jeux

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Les fêtes au village

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La villa

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L'entrée en sixième

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La gramma

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Le boulevard

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La pinède

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Les années passages 1952-53

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Polo dit Paul-Henri ou l'inverse

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Le canoë

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Alger les prémices

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Lycée Bugeaud

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Images de la guerre 1956

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Paris octobre 56

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1958

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1958 (2)

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Amours et belle-famille

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Mariage en genou couronne 1960

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Pavillon 35

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Foyer départemental de l'enfance - Raymond

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Foyer départemental de l'enfance - Bon pasteur

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Foyer départemental de l'enfance - La mer et les pins

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Encore et encore la guerre

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L'indépendance

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63 et suivantes

 

Fin

 

Récits

 

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Présentation

 

 

Mon fils allait fêter son 27° anniversaire. J'ai pensé qu'il n'avait jamais connu ses grands parents paternels ni ses ancêtres, ni le pays d'origine de ses parents.

Pour lutter contre ce sentiment très fort d'arrachement, je suis allé fouiller dans la malle aux photos ... et les souvenirs d'enfance sont revenus avec les couleurs de la mer, du ciel, le contact du sable sous la plante des pieds, les rochers aux mille épines au bord de l'eau ...

J'ai donc passé des heures à choisir les photos les plus représentatives pour en faire l'album du passé.

Mais il fallait légender ces images pour ne pas courir le risque qu'il ne reconnaisse personne ... J'ai légendé. Et des séquences précises de mon passé se sont imposées à mon esprit. Il m'a fallu les écrire pour qu'elles ne deviennent pas obsessionnelles et les écrire au plus près de mes souvenirs sans interprétation, en respectant les sentiments, les émotions d'une petite fille d'abord, puis d'une adolescente, puis d'une jeune femme. Il ne s'agit, dans ces écrits, ni d'un constat politique, ni d'un combat bien sûr.

Cela dit, je me suis rendu compte que l'année où le bateau qui m'emmenait sans retour avait quitté le port d'Oran, j'avais presque 27 ans .....

. . .. Il faut lire ces pages comme on lit des images souvenirs, comme les séquences imaginaires d'un film qui ne sera jamais tourné, comme une chanson d'amour pour un pays à jamais quitté.

 
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Introduction

Respiration des pores

diaphragme photographique du coeur en ouverture

images de bonheur amour et sable chaud

la vie de nouveau aimablement offerte

légèreté de l'être

tout est possible enfin encore une fois

... Et le matin se lève ...

Les figuiers sont partis

les amandiers aussi

en terre rouge

le vent du désert a déposé

son rêve sur l'herbe verte et les tables du jardin

... Au centre de la France hier

la mer a existé

en mare maintenant refermée

... le simoun a soufflé.

 

 

 
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Arrivée de Mireille

31 JANVIER 1938

- "Tu es née à ORAN" dit maman "à la clinique du Docteur Laribère. C'est lui qui accouchait toutes les institutrices de la région."

Je reconnais bien là sa facilité à généraliser rapidement.

Il s'agissait d'ailleurs plus d'une méthode pédagogique, si on peut dire, que d'une conviction. Appuyée ainsi, la phrase portait plus, convainquait mieux.

Elle avait aussi pour habitude, maman, de faire une balance entre ses deux accouchements, ses deux enfants.

Le premier avait été long et difficile : "il est né asphyxié ce pauvre Claude et, tout ça, à cause d'une imbécile d'infirmière qui n'a pas voulu réveiller le docteur! J'ai poussé pendant des heures mais, le cordon était enroulé trois fois autour de son cou. Comment voulais-tu qu'il sorte ?"

(Mais,je ne veux pas qu'il sorte, moi! Je connais déjà l'histoire et je suis très inquiète. La description qui va suivre n'est pas très alléchante.)

"Il était tout noir, le pauvre petit! Tout sanglant  Tout abîmé! Et sa tête était toute déformée par les forceps! Il a fallu le réanimer! C'est pour çà qu'il a toujours été si fragile. Et en plus, comme une bourrique, j'ai accepté qu'on lui fasse le BCG. Il en est devenu rachitique!

Elle disait déjà: "j'ai hurlé de douleur et on ne m'a pas prise au sérieux" .

... Elle mourra de la même manière ...

Elle disait aussi en riant que, pendant l'accouchement, son mari (mon père) et sa belle-mère se relayaient aux cabinets "éperdus" de troubles intestinaux causés par l'émotion.

Pour la deuxième naissance, par contre, l'enfant "avait passé comme une lettre à la poste."

"Je n'ai pas eu le temps de pousser que tu étais déjà là. J'étais assise et tu es arrivée si fort que ta tête s'est prise dans les barreaux du lit!

Tu étais un bébé tellement dodu et ton sexe était si grassouillet qu'on a cru, un instant, que tu étais un garçon. J'étais très déçue. Mais quelle joie quand Monsieur Laribère m'a annoncé: "mais non, Madame Ferrara, c'est une belle petite fille!"

Belle? Ce n'est pas vraiment le bon mot: tu étais si vilaine. Tu ressemblais à un magot chinois avec tes cheveux noirs et raides qui descendaient jusqu'au cou, ton teint jaune et tes yeux bridés."

(Mais,je ne suis pas tout ça moi! Et puis, mon frère noir et moi jaune: ma famille en technicolor!)

"Quand je pense combien tu es devenue mignonne. Claude, lui, était beau. Jean-Pierre (le cousin germain) (1) aussi. Mais toi, tu étais si précoce! Si gracieuse! Tout le village voulait te tenir, t'embrasser, t'écouter parler et chanter et ... te mordre les fesses. Parce que tu avais un si joli petit derrière bien rond et bien ferme!"

J'ai souvent regretté de ne pas avoir connu cette petite fille aux charmes si nombreux. Et qui n'était pas un superbe bébé comme les deux mâles l'ayant précédée dans la vie.

Si j'en crois mes souvenirs, mon frère était surtout revendiqué par ma mère. Il avait besoin d'être choyé, protégé par le cercle chaudement familial : ~c'était le premier garçon de la famille.~ Alors que tout un village me demandait! Et j'étais tellement solide, mes ressources se révélaient si nombreuses que je ne pouvais qu'être aimée, admirée, on ne pouvait qu'être séduit par mon charme

... Notre enfance s'est d'ailleurs orientée ainsi ...

Quant au docteur qui nous a aidés à voir le jour et que maman, en bonne narratrice de l'histoire familiale, nous a toujours décrit comme un homme bourru mais efficace, médecin qU coeur d'or, il a réapparu dans nos vies bien plus tard ...

Au moment de la guerre d'Algérie, on parlera de lui comme d'un "pied vert" (algériens français, donc pieds-noirs qui aideront les fellaghas dans leur lutte pour l'Algérie algérienne. Leurs pieds prendront alors symboliquement la couleur du drapeau de l'indépendance). Ceux qui le portaient jusqu'alors aux nues diront qu'il a supplicié de nombreux prisonniers français, soutirant leur sang au bénéfice des blessés arabes, souvent jusque mort s'ensuive.

La vérité n'est certainement pas là, mais ces horribles rumeurs de la guerre civile ont contribué, d'abord à réveiller ma culpabilité et plus tard, ma conscience politique.

Comment des frères peuvent se donner la mort ? Comment prendre parti dans une guerre pareille ?

Pour en revenir au médecin accoucheur que je n'ai jamais vu et qui n'a jamais représenté pour moi qu'un conglomérat d'opinions diverses, il finira de façon bizarre (toujours d'après les trompettes de la renommée) : ayant choisi la nationalité algérienne, il exercera ses fonctions jusqu'au jour où il se fera vider de son pays. Il se réfugiera en France où il mourra "accidentellement" en tombant d'une fenêtre.

Malgré mon bref passage dans une clinique oranaise, je suis née à l'école maternelle de Mers El Kébir. A l'origine quatre classes Ma mère et ma marraine, Jeanne Tristani y sont institutrices. Ma tante (tata-marraine, soeur aînée de mon père) directrice : une affaire de famille en quelque sorte puisque je ne sais plus qui est la quatrième: Mademoiselle Dantard (que j'ai associée à Pétain, allez savoir pourquoi!) ou Madame Francheschi avec son sou sous l'oreiller (pour la sécurité financière, je suppose), ou Madame Hittiez et ses deux enfants morts l'un après l'autre d'une maladie inconnue ... je ne sais plus. Une amie en tous cas, mais une étrangère sûrement.

 

 

 
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Je suis amoureuse du désir de ma mère

Claude a trois ans et demi. Maman et tata marraine (qui ne s'est jamais mariée) le dorlotent.

-. Il ne faut surtout pas qu'il attrape des microbes. Alors, maman trace, dans la cour de l'école, un grand cercle à la craie. Les enfants n'auront pas le droit de le franchir. Au centre de ce cercle, mon frère, tout de blanc vêtu.

Ma future marraine est très attirée par les cartomanciennes et autres magiciennes. Elle demande à maman de l'accompagner chez une "tireuse de cartes". A deux, c'est plus facile, on a l'air de ne pas y croire et on peut faire semblant d'en rire.

La cartomancienne s'adresse à maman "alors que je ne venais pas pour moi" et lui dit :  "Madame, je vois un ange tourner autour de vous. Vous allez bientôt donner naissance à une petite fille".

Maman ne veut pas d'enfant. Claude est né 11 mois après son mariage et depuis sa venue au monde, elle est fatiguée : elle commence à avoir de l'asthme. De plus, le petit garçon est fragile (il n'a pourtant jamais été malade). Et puis, maman adore son métier, elle passe beaucoup de temps à préparer sa classe et à organiser des thèmes pédagogiques à la manière de Maria Montessori.

- "Un autre enfant, ça ne me paraissait pas possible. Mais la visite à la cartomancienne m'avait tellement troublée que j'ai fini par accepter l'idée d'avoir une petite fille dans un ou deux ans. J'avais décidé qu'elle s'appellerait Mireille et qu'elle serait blonde et bouclée."

Raté!! Je suis née brune et raide. Et si je m'appelle bien Mireille, j'ai tout de même l'impression de m'être présentée à une porte d'embarquement avec un faux passeport. Maman a été flouée. Je ne ressemble pas à son rêve.

De plus, par souci d'indépendance sûrement, je n'ai pas attendu que mes parents me désirent et je me suis annoncée (grâce à la tireuse de cartes) bien avant ma venue. J'ai tourné autour de maman ... Au fond, c'est moi qui l'ai choisie ... Aurais-je un pouvoir sur elle ?

Dans ce que l'on me raconte, j'entends: "tu n'es pas une enfant toute simple comme les autres Tu existais déjà ailleurs ... Tu as un passé (j'étais un ange!!??) On t'a envoyée vers ta mère ... Tu es peut-être la réincarnation de ta grand-mère maternelle Antoinette, morte à 34 ans et dont ta mère Henriette, âgée de la, 11 ans lors de sa disparition, n'a jamais accepté la perte ... "

Fille et mère en même temps : lourde responsabilité que j'assumerai toute ma vie. Je n'ai jamais pu ou voulu me défaire de ce halo du désir maternel.

De plus, j'ai toujours (plus ou moins bien, il est vrai, mais toujours) accepté de vivre la comparaison avec mon frère. Ce masculin/féminin a participé et de manière souvent très ambiguë à toute mon existence :

* Il a eu une naissance difficile, je suis née comme "un boulet de canon.

* Il était bien élevé, beau, délicat. J'étais gracieuse, rigolote, celle que l'on a envie d'embrasser, de tripoter, celle qui étonne et fait rire les adultes. Une enfant "née vieille en connaissance humaine."

* Il a été conçu dans l'après mariage, au moment où l'amour et le désir demandaient à être concrétisés par un enfant, garçon de surcroît. J'ai été "faite" ou "fabriquée" après le repas de midi. Janvier, mon père, rentrait d'un voyage d'affaire, maman faisait la vaisselle, elle ne la finit pas. Je suis fille d'un désir physique impérieux entre un père voyageur et une mère soucieuse de la bonne tenue de sa maison.

Mais ... que je me tranquillise. Mon frère est si doux, si mignon qu'il n'est même pas jaloux. Il cherche tout de suite à me protéger. Mais, de quoi? Est-ce qu'un danger me menace?

Je me demande encore pourquoi, cinq ou six. ans plus tard, il s'épanouira en me noyant, ou en me faisant subir une suite invraisemblable de supplices de toutes sortes.

Un jour, par exemple, où comme d'habitude, nous avons investi la cour de l'école après le départ des élèves, (nous c'est Claude, Jean Pierre et François, le fils d'Ursule qui mourra dans un accident de voiture la veille de son mariage), Claude nous propose de faire tourner le manège le plus vite possible pendant que nous nous accrocherons à la charpente du chapiteau, enlevé pour nettoyage. Comme d'habitude, il reçoit un accord franc et massif: il est l'aîné de quatre ans et plus, donc, il est le chef. La première à se mettre sur les rangs c'est moi bien sûr! J'aime tellement jouer.

Les pieds sur un banc, j'enserre la barre de fer à deux mains. Les trois garçons poussent le manège qui tourne de plus en plus vite. Mes deux pieds lâchent le banc et j'ai presque la sensation de voler. Je rie de ma "parallellité" par rapport au sol. Au bout d'un moment, mes mains ont envie de lâcher. Je crie:

- "Arrêtez les garçons! Arrêtez!"

Et mon frère :

- "On continue! On continue! Plus vite! Plus vite!"

... Mes mains ont lâché. Mon dos a violemment rencontré le dossier d'un banc. Je ne peux plus respirer ...

"Oh! Le trou !" dit Jean Pierre avant de se sauver.

- "Oh! C'est rien" dit Claude, effrayé, à maman. "On s'amusait."

- "Mais, vous auriez pu la tuer" dit maman.

Eh oui. Ce jour là, il m'a ratée. Il essayera encore. C'est un enfant si doux.

Une question: est-ce qu'il s'occupe de moi et me protège si bien parce que je suis sa petite soeur préférée ou parce que je suis une fille ?

Féminité  ...

Depuis le début, j'ai fait preuve d'une volonté et d'une fidélité à mes engagements peu commune par rapport à ma mère-femme.

C'est, du moins, ce que maman me raconte:

- "J'avais de l'asthme depuis la naissance de Claude. Il m'a été impossible de te donner le sein. J'ai cherché et trouvé une nourrice: elle venait d'avoir une petite fille. Clémentine était grande, belle, saine et ses seins débordaient de lait.

Malheur! Dés qu'elle t'a proposé de téter, comme écoeurée, tu as détourné ton visage de ce sein étranger et tu te serais laissée mourir de faim si je n'avais pas décidé de te donner le biberon en te tenant bien au chaud contre moi."

Peu importerait le goût des choses pour que je garde le contact?

En tous cas, la fille de Clémentine m'a toujours appelée sa "soeur de lait". Et je déteste le lait, son goût et surtout son odeur.

Toute petite, j'ai vécu une homosexualité sélective qui m'a rendue étrangère aux autres corps de femmes mais qui m'a mise en contact avec le mien. Je me sentais excroissance de ma .mère, projection dans le futur et en même temps, gardienne du passé. "Maillon d'une chaîne familiale". Je suis dépositaire de quelque chose d'important, que je ne comprends pas encore très bien et je dois le transmettre. Je dois réaliser ce quelque chose qui m'a été confié. A moi de définir exactement le contenu de ce projet et de le mettre en forme. On me fait confiance ... Il faut mettre en musique une parole qui flotte ... Il faut mettre en images un désir ...

Et, en ces débuts, n'existent que le désir et la parole de ma mère.

Où est mon père ?

Il n'est, pour le moment que l'instrument de ma naissance, le Deus ex machina fécondateur.

Autour de ce noyau où le dessin des personnages a plus ou moins de force, il y a la famille, tribu méditerranéenne et le village, ses rues, ses maisons, chacun de ses habitants.

Il en faut des choses pour faire une fille.

Dans le village, l'école est importante ... J'y reviens ou plutôt je ne l'ai pas quittée puisque je traduis encore le langage de ma  mère.

C'est avant ma naissance. Pendant le temps nécessaire à ma gestation, je participe déjà à la vie de la classe. L'information des élèves se fait au fur et à mesure que le ventre de maman grossit. A tour de rôle, ils viennent sentir "le bébé qui bouge". Ils vivent la grossesse avec la maîtresse.

Après l'accouchement, la première visite est pour la classe: il faut que les petits voient le bébé dont ils ont surveillé la croissance.

ET la maîtresse fond en larmes ... Debout dans la classe les enfants chantent doucement ... Ils chantent la berceuse traditionnelle pour l'enfant nouveau:

-"Dors entre mes bras, petite Mireille ... "

Comme ces "petits" ont à peu près l'âge de mon frère, j'en retrouverai quelques uns à l'époque des premières rencontres d'adolescence. Ces "traîtres" commenceront alors souvent leur discours "amoureux" par les premières mesures de la berceuse ...

 

 

 
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Drame 1940

 

Images

 

 

Mes premiers souvenirs ne sont que des images pareilles à celles d'un vieux film cassé: petites scènes éparses ... Mais en couleurs!

Je suis enveloppée dans une couverture qui gratte un peu ... Je vois une voiture vert gazon, de forme assez rectangulaire bien qu'arrondie aux angles.

Je sais que je suis dans le jardin d'une maison située près du cimetière, c'est à dire assez loin du village.

Je vois et j'entends rire grand-père Ivanes. Je sais que mon frère est allongé prés de nous sur le sol sablonneux, ventre à terre. En allongeant à peine le bras, nous pourrions toucher une haie très verte et fournie dont l'odeur me plait ... (Peut-être des lauriers-tins?)

Grand-père nous fait suivre des yeux les énormes fourmis qui courent en tous sens. C'est très rigolo parce que la course des fourmis est accompagnée d'une étrange bande sonore: dans le ciel passent et repassent de gros insectes. Ils courent eux aussi en tous sens, pétaradant très fort quand ils plongent vers le sol. Chaque fois que l'un d'entre eux passe au-dessus de nous, grand-père rit encore plus fort et nous entraîne dans son jeu:

- "Allez les enfants! On fait comme grand-père! On ronfle très, très fort en dormant! Rron .. pipusse!!! Rron pipusse!!! Qui va ronfler le plus fort!!!"

Quel bon souvenir! Je suis tout contre grand-père que j'aime tant et on s'amuse si bien! ...

Les avions anglais mitraillent le village pendant que les bateaux attaquent la flotte française prisonnière dans le port de Mers el Kébir .... Juillet 1940 ... J'ai deux ans et demi ...

Je suis sous la grande table de la ferme Soler. Les grands dînent. J'écoutent avec une très grande curiosité ce qui se dit au-dessus de moi et je regarde bouger les pieds des convives, les feuilles et les fleurs des plantes sur la terrasse recouverte de canisses ... Et, tout à coup, dans le ciel, je peux admirer de grandes et superbes fleurs oranges, bleues, jaunes!!

Je peux aussi voir la mer de cette maison perchée sur la colline, loin du village ... De très gros bateaux arrivent de la gauche. Les grandes fleurs de feu semblent vouloir les immobiliser.

Grand branle-bas sur la terrasse! On m'extirpe de mon dessous de table! Tout le monde hurle. En courant, on m'oblige à abandonner ma place aux premières loges pour rentrer dans la maison!

Toutes ces images, si belles, sont dangereuses?

Les femmes pleurent et prient. Les hommes se préparent à descendre sur le port ...

... j'ai vu pour la première fois la peur des grands ...

- "Le Bretagne" coule!" disent les parents .

... Le Bretagne ?? Et titi? Où est Titi?

Titi est le petit copain de Françoise la "bonne". Il est marin sur le Bretagne. Je le sais très bien, parce que la bonne dit toujours à maman :

- "je vais promener la petite"

El elle m'emmène derrière l'église où elle a rendez-vous avec titi. Ils se font des bisous et des câlins et, après, titi joue avec moi un petit peu ...

La bonne pleure ... J'ai peur ...

 

... Papa remonte à flanc de colline vers le ferme Soler. Il porte sur l'épaule une charge étrange entre jaune et vert : "c'est un régime de bananes!" Tout le monde se précipite pour examiner et goûter cette nouveauté.

 

Nous re-descendons vers le village sur la gauche. Les vitres des maisons sont cassées. Les habitants sont allés se réfugier dans le tunnel qui relie Mers el Kébir à Oran ...

Quand ils reviendront, ils trouveront, dans les chambres, les crucifix tombés sur les lits, "face contre terre".

- "C'est mauvais signe! Ça porte malheur!" diront les grands ...

Ça doit être vrai parce que jour et nuit, on entend, environnant toute la baie, une étrange musique répétitive et sinistre : la sonnerie aux morts .

Sur le port et au cimetière, les hommes du village aident à transporter les restes de ceux qu'ils ont vus brûler dans les nappes de mazout enflammées, de ceux qui sont morts, mitraillés par leurs alliés de la veille ...

     Papa et tonton Albert (le père de Jean Pierre) sont noirs de cambouis. La voiture est inutilisable qui a servi à amener au cimetière militaire les corps mutilés. Un des deux frères à l'épaule démise par les charges trop lourdes. Ils sont plus que tristes ... Atterrés ...

(Et, pendant que je pianote sur ma machine à écrire, une fourmi venue de je ne sais pas où ... du passé peut-être ... se ballade sur le dessus de l'écran! ... )

     Maman et tata marraine (Marie de son vrai prénom) descendent tous les matins au village. (Nous dormons à la ferme Soler). Elles ouvrent les portes de l'école ... où aucun élève ne se présente. C'est leur manière de résister à tout ce qui se passe ici ...

 

Titi doit ressembler à tous ces morceaux noirs que les hommes en larmes sortent des voitures ... Il ne va plus jouer avec moi ... Ça me fait très mal .

... J'ai rencontré la mort ...

Une autre image me revient en mémoire, sûrement plus ancienne mais participant toujours de la guerre :

Nous sommes dans une grotte qui contient à peine toute la famille Tata Rosette (la mère de Jean Pierre) est assise dans le fond de cette anfractuosité dans le rocher, au milieu de laquelle coule un minuscule ruisseau. Son ventre (les autres disent d'un air entendu qu'il commence à grossir) est tenu au chaud par une couverture. Elle a l'air d'avoir très peur,même plus que mémé Ferrara. Les autres disent que c'est malheureux de vivre de telles choses quand on est "enceinte".

 

Et puis, nous revoilà à l'école.

 

Il s'y passe des choses très inhabituelles.

 

Maman dit qu'il faut se méfier de ces hommes en .uniforme de marins qui frappent violemment aux portes en criant : "boxon! boxon!"

Ils ne parlent pas comme nous, ces hommes. Ils utilisent leur nez pour faire des mots. Alors, on ne comprend pas ce qu'ils disent. En plus, l'autre jour, ils se sont mis très en colère et ils ont fait une grosse bêtise.

"Comme ils ne trouvaient pas ce qu'ils cherchaient", nous explique maman, ces vandales ont arraché la boule en porcelaine blanche au bas de l'escalier."

Bien fait pour Claude! Il n'aura plus rien pour l'arrêter quand il descendra à cheval sur la rampe.

Je suis un peu jalouse, parce que je suis encore "trop petite pour le faire".

- "Mon dieu, les voilà qui frappent à la porte!" murmure maman. Nous faisons silence, comme elle nous le demande en mettant un doigt sur sa bouche.

Mes yeux se fixent désespérément sur la minuscule targette de laiton. Cet instrument de notre sécurité me paraît bien dérisoire pour lutter contre la force de ces "monstres" capables d'arracher la boule de l'escalier.

Je mets, dans mon regard, toute la force de ma volonté ... Et de mon anxiété ... Elle ne doit pas lâcher.

 

Furieux de ne trouver aucun signe de vie dans la maison, ils balancent dans la cour de l'école, le rocking-chair du palier au premier étage. Ils partent en hurlant des choses que je ne comprends pas ... mais dont la musique me rappelle celle des gros mots. J'adore les gros mots.

 

Le plus surprenant, c'est que ces hommes qui ressemblent à des agresseurs, habitent dans les salles de classe.

Maman me défend de descendre dans la cour. Mais, dès qu'elle a le dos tourné, je m'y faufile.

Ils sont gentils finalement ces gens étranges. Ils jouent avec moi, toute petite fille brune habillée de blanc. Ils me lancent, comme on le ferait d'un ballon, de l'un à l'autre, très haut au-dessus du sol. J'ai un peu peur, ce qui me fait rire beaucoup parce qu'ils ne me laissent jamais tomber!

 

Ils boivent quantité de bouteilles qui sentent comme les cheveux de maman quand elle revient de chez le coiffeur. On m'explique que cela s'appelle de la "bière".

Je lave, avec les fonds de ces bouteilles, les cheveux de ma poupée de chiffon. Les shampoings sont si rapprochés et les bouteilles, si nombreuses, que les cheveux deviennent tout raides et tout moches. Peu importe, ils sentent maman!

 

Je ne comprends pas pourquoi elle ne veut pas que je m'amuse avec ces grands hommes qui parlent du nez et boivent un liquide étrange dans des quarts de grosse porcelaine blanche. Ils .disent "tea" .

Ils sont très intéressants!

De temps en temps, le soir, ils font de la musique, se déguisent en danseuses, tutus sur leurs jambes poilues et ils hurlent de rire. Je suis fascinée par toutes ces différences par rapport aux grands que j'ai vu vivre.

 

L'un des marins travaille sur l'immense terrasse en tomettes rouges de l'école. Il construit en briques, rouges elles aussi, une "buanderie" (encore un mot inconnu). Il me montre les lettres de l'alphabet anglais. Il est très doux et gentil ... Je sais maintenant lire avec un accent furieusement anglais: eye, bi, ci, di. ..

 

Et très vite, voilà que je sais écrire, sans aide, deux phrases que je griffonne partout : sur les encadrements des fenêtres, les murs, les semelles des chaussures : "le-chat-se-sauve-de-sa-niche-quand-on-l'attrape-on-le-chasse"(sic)et "je-n'en-ai-point-chenis-chevrons"(re-sic). L'origine de cette culture très élaborée m'échappe aujourd'hui. J'ai du, comme d'habitude, poser des questions à un nombre impressionnant de personnes, faire lire des phrases et aiguiser mes yeux pour y reconnaître mon alphabet anglais.

Quoiqu'il en soit, maman dit:

-"Oh, mon dieu! La petite a appris à lire et à écrire toute seule!"

 

Je suis très fière de moi. Et puis, c'est important que maman ait l'air contente.

Mais,pourquoi me gronde t'elle si fort quand j'écris sur les fenêtres ?

Les Anglais sont partis. Ils ont laissé, derrière eux, deux étuis de longue-vue marines dans lesquels Claude met ses "pignols" (noyaux d'abricots qui nous tiennent lieu de billes et qui me font assister au miracle suivant: ayant accepté d'être des billes, ils se transforment très vite en petites boules parfaitement rondes)

 

Le rôle ferait-il l'apparence des choses et des gens ?

 

Les Anglais ont laissé aussi un quart de porcelaine blanche dans lequel papa boit son café. Il y tient beaucoup à sa tasse. Quand des années plus tard elle cassera, toute la famille se mettra en branle pour en trouver une semblable.

 

L'école ne sent plus la bière. Les élèves sont revenus. Les moineaux attendent la fin des classes pour chanter à tue-tête, perchés sur les quatre ficus de la cour que nous appelons "arbres à marouettes" à cause de leurs fruits qui nous servent de toupies.

Dans la cour, sortant des cabinets à la turque appuyés contre le mur du fond, d'énormes rats, aussi gros que des lapins nous narguent, debout sur leurs pattes arrières, en se frottant le museau de leurs pattes de devant.

 

Après le départ de l'équipe de dératisation, la cour redeviendra notre domaine.

 

 

 

 

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Petite enfance

 

 

C'est encore l'odeur de maman qui revient à ma mémoire comme un aimant qui m'attire et me colle à sa peau. Je suis le prolongement de son corps.

Corps que je peux observer dans ses moindres détails quand elle va "aux cabinets", elle me permet d'y amener mon pot et je fais pipi ou caca avec elle, forçant et riant comme elle.

Quand elle fait sa toilette, je peux voir les taches brunes sous ses bras et entre ses jambes. Ça a l'air tout doux et ça sent si bon!

 

Maman a aussi des yeux qui rient. Ils disent :"j'aime la vie et je t'aime très fort même quand je gronde". Elle chantonne tout le temps. Le répertoire est très éclectique: elle passe de : "si viene a tu ventana una paloma" à "le grand Bébert et le petit Gégène sont des hommes du milieu. Le grand Bébert a les genoux cagneux, c'est un homme du milieu".Et aussi "nuit de chine, nuit câline, nuit d'amour" et "pourquoi je baisse mes robes, parce que. Pourquoi ma main se dérobe, parce que"

Mais elle a surtout de belles mains douces et chaudes. Quand elle travaille à préparer sa classe du lendemain ou quand elle lit (et elle lit beaucoup) je me mets tout près d'elle. Elle pose alors la main sur moi, elle ne bouge plus ... et je plonge dans le bonheur le plus parfait .... Mais, quand elle retire sa main, un grand trou se fait là où régnait la chaleur. Absence douloureuse.

 

A cette époque, j'ai un "problème" qui fait rire tout le monde je fais généralement pipi en dehors des endroits conçus à cet effet.

Mon lit à barreaux métalliques nickel et ciel est encore près de celui de mes parents. le soir, maman serre la main de "mimi" pour qu'elle s'endorme plus facilement. Malgré le froid et l'ankylose, elle tient le coup parce que, dès qu'elle se sépare de moi, je lui montre, gentiment mais sûrement, que je ne dors pas!. Quand j'ai fait mon plein de "doux" j'accepte, sans difficulté, qu'elle en donne aussi à papa.

Tout serait parfait si, le matin, je ne me réveillais pas à quatre pattes! Seuls mes genoux, mes coudes et une toute petite partie du front restent en contact avec le matelas trempé.

C'est très inconfortable. Hélas, je ne sais pas faire autrement. Alors je provoque le fou rire général en disant à la bonne qui nettoie, sur le palier, un costume de papa à l'ammoniaque :

 

- "Ah, tu vois! Il te sert mon pipi, hein!"

 

Mon argument passe très bien la rampe. Mais je suis toujours trempée. Y aurait 'il une différence entre le discours et la réalité? Entre l'humour et la peine? Quelle est l'utilité de la catharsis ?

 

Dans la journée, tata Carmela (qui vit avec grand-père Ivanes depuis la mort de mémé Antoinette, sa soeur) me tient au bras des heures durant. Mais, quand elle me pose sur le tapis frangé recouvrant la table Henri II, je m'immerge dans la contemplation des perles multicolores qui pendent autour de l'abat-jour en pâte de verre et ...

 

"Oh! La petite a encore fait pipi sur la table! Cochina marrana ma petite fille jolie!"

 

Et elle nettoie en chantonnant en forme de mélopée :

 

- "elle a fait pipi la peti-te! Oh, la, la! La vilai-ne! Tata va l'amener promener tout à l'heu-re! La novia, la novia dé pépé sé méa, sé méa la ..... a, y pépé, Y pépé lé dicé : cochina, cochina marrana! Le drapeau de la fran-ce" (!! !???)

 

... Je sais très bien dire que j'ai envie de faire pipi ("je parle comme un livre" parait-il!?). je sais très bien enlever ma culotte. Mais, il y a tellement de choses à toucher et à regarder dans le monde qui m'entoure! Je n'ai pas une seconde à perdre!

 

D'ailleurs, je n'ai pas deux ans et maman gronde parce que je vis ma vie : je descends régulièrement les escaliers de la maison d'école sur les fesses pour aller retrouver, au coin de la rue, "mon petit amé" : un garçon de trois, quatre ans, pour lequel, sûrement, je meurs d'amour" ...

 

Tata Carmela m'emmène partout avec elle.

Elle m'a même traînée au cimetière, sans le dire à maman bien sûr. Un grand trou était creusé dans la terre. Près de ce trou, dans une petit caisse, elle a désigné une tête de mort (je sais ce que c'est parce que j'en ai déjà vues sur les drapeaux de pirates que mon frère confectionne) entourée d'un petit tas d'os. Elle m'a dit très gentiment :

 

- "Viens mimi! Regarde bien. Tu vois? Ca, c'est mémé Antoinette. C'est ta grand mère! C'est la maman de maman!"

 

Qu'est-ce que ça veut dire? C'est pas une forme de maman, ça! Même mémé Ferrara qui est la maman de papa est pas comme ça. Elle est grosse sous son petit chignon 1900. Et puis, elle a des habits noirs et elle rit tout le temps.

Je n'y comprends plus rien. Il me faut trouver, le plus vite possible, une réponse à cette interrogation presque douloureuse. Je sais que glas = mort. Alors, dès que j'entends ce son particulier, je monte sur une chaise dans la maison de grand-père Ivanes où je passe le plus clair de mon temps. De ce poste d'observation, je ne vois malheureusement que le corbillard noir, tiré par des chevaux. Ses plumeaux noirs aux quatre coins font un peu dans le sinistre, même si je connais bien Félipé, le fossoyeur qui habite en face de la maison.

Quelque fois, le glas est plus doux, plus joyeux. Le corbillard est tout petit, tout blanc. Il me plaît. J'aimerais bien aller au cimetière dedans .... Un enfant vient de mourir ...

Quand je marcherai "comme une grande" j'irai voir, en me faufilant parmi les adultes qui ne prendront pas conscience de ma présence, tous les enfants morts du village. Je les trouverai trop immobiles et surtout, beaucoup plus grands que vivants. Et maman, à qui je dis tout, s'écriera

- "Mon dieu, comme tu as l'esprit morbide ma chérie!"

Et je serai, pour la première fois en désaccord avec elle.

De toutes façons, à part une observation phénoménologique des différences apparentes entre un enfant mort et un enfant vivant, je ne trouverai pas de réponse à ma question.

Tata Carmela joue tout de même, pour moi, l'intermédiaire entre la vie et la mort ...

Chaque veille de Toussaint, elle m'amène au cimetière (on dit à Mers el Kébir : le cimènetierre) pour nettoyer la tombe de mémé Antoinette.

- "Tu vois? La pauvre, elle est toute seule là-dessous. Attention mimi! Ne marche pas sur elle".

La dalle de marbre blanc est partagée par une faille importante. J'ai peur de tomber dans ce trou inconnu. Une peur mêlée de curiosité et de beaucoup de respect.

Quand je serai "grande", j'aurai le droit de frotter la tombe, de l'astiquer avec une ardeur sans pareille, tandis que grand-père repeindra les grilles en fer forgé de ce tombeau semblable à une jolie petite maison blanche.

Tata Carméla répète :

- "Attention à ne pas te faire du mal. chérie!"

Elle a raison de me le rappeler, parce que, quand cela m'arrive et c'est très souvent (je tombe et me cogne partout, oubliant les obstacles, tellement mon attention se focalise sur l'activité du moment), tata me flanque une belle raclée. Elle ne me bat que dans ces contextes, ce qui a pour avantage

- 1) de soigner le mal par le mal

- 2) de "m'apprendre" à ne pas me faire du mal (!?)

Quelques mois passent et Carmela commence à me dire et redire :

- "Mimi, quand tu seras plus grande, le jour de .la Saint Jean, à minuit, il faudra que je te passe les secrets de mémé Antoinette. Tu sais, elle levait les sorts et elle guérissait ...

Avant de mourir, elle me les a confiés pour que je les passe à la première fille de sa fille. Moi, je peux guérir les coups de soleil, les embarras gastriques, le mal à la tête ... Mais, toi, si tu veux, tu pourras soigner comme mémé Antoinette."

Elle me montre le grand foulard de soie noire avec lequel elle "mesure" les gens pour les guérir. Elle explique comment on attrape le tissu d'une main à l'une de ses extrémités. Comment, de l'autre main, on tire l'autre extrémité du foulard jusqu'à la moitié de l'avant-bras, jusqu'au coude ou l'épaule, en récitant les prières (je n'entends qu'une bouillie de mots d'où émergent, de temps en temps des "Amen" et des "Vierges Marie") Elle précise que, pour le moment je suis trop jeune (encore! Décidément, Je suis toujours "trop quelque chose pour"!)

Elle saura me le dire, le moment venu ...

Et, il faut bien que quelqu'un reprenne ce flambeau du "bon pouvoir", puisque, dans la maison de l'autre côté de la place, vit une vieille femme acariâtre qui jette le mauvais sort.

- "La preuve! Quand mémé Antoinette a accouché de Pépico, deux ans après la naissance de ta mère, il a fallu lui lever le sort que la vieille avait jeté ... Pendant longtemps le petit il a gardé, autour du poignet, le ruban rouge que mémé lui avait mis pour le protéger".

Tout cela m'intéresse, me trouble et me fait peur.

Il faut dire, qu'à la maison, maman peut faire descendre un escalier à un guéridon sans le toucher. Et même si elle "se tire les tarots", raconte comment des verres qui tournent ont prédit des évènements importants, le sujet reste un peu tabou, en ce sens qu'on ne lui attache, en apparence, pas une grande importance. L'accent est plutôt mis sur l'acquisition des connaissances scolaires et intellectuelles.

 

Je n'aurai jamais les secrets de mémé Antoinette.

Tata Carmela est morte sans que je lui ai permis de me les passer. Elle a pourtant insisté dès qu'elle m'a jugée assez mûre pour les recevoir.

Quelque chose en moi a toujours refusé la "magie", la voyance, le magnétisme, la chiromancie etc ... Peut-être une appréhension. Mais peut-être aussi une espèce de demande profonde qui pourrait s'exprimer en termes de : "je veux ça mais autrement".Cette bannière je peux l'accepter mais quels moyens prendre pour que sa réalisation soit la plus vraie par rapport à moi-même ?

 

Mais, ne grandissons pas trop vite. Revenons chez grand-père.

 

 

 

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Chez grand père Ivanes

J'aime beaucoup aller chez grand-père.

On monte trois marches très hautes pour pénétrer dans un couloir étroit qui dessert trois appartements. La maison, construite au beau milieu du village, jouxte l'église: deux étages surmontés d'une grande terrasse aux murets anciennement blancs. On ne peut accéder à la terrasse qu'à partir de l'appartement de grand-père et par une escalier très étroit. Un vasistas sur un des murs éclaire l'appartement à côté, ce qui satisfait mes accès de voyeurisme .. La maison construite sur une hauteur ne possède qu'un demi rez-de-chaussée. Grand-père a construit sa maison lui-même sans avoir appris la maçonnerie. Il en a d'autres dans le village. Maman me raconte que mémé Antoinette était l'amie de Madame Mombrun. La famille Mombrun possédait les trois quarts des terrains de Mers el Kébir. A leur départ, ils ont proposé à Joseph et Antoinette (mes grands-parents) de racheter leurs propriétés pour un prix dérisoire. Ceux-ci ont accepté l'offre mais seulement pour une partie du village.

Joseph et Antoinette ne sont pas préoccupés par l'argent. Jusqu'à la fin de sa vie, je verrai grand-père accepter avec la plus grande des simplicités que ses locataires ne payent pas leur loyer. Et, sur le flanc de la maison, il a construit un "cabinet" que les gens du village utilisent :

 

-" J'ai été le premier à construire des cabinets dans ma maison." dit-il tout fier. 

 

Cabinets étonnants : dans son appartement, la cuvette est posée sur une espèce de trône en ciment. Pour m'y asseoir, il me faut d'abord grimper sur un tabouret. J'ai d'ailleurs longtemps pensé que, si on disait: je vais m'asseoir sur le trône", c'était à cause des cabinets de grand-père. (Pouvoir de la famille ... )

Un rituel s'est mis au point à chacune de mes visites.

Je tourne très fort la grosse poignée de laiton, ronde et plate au milieu de la porte. Le bruit déclanche immédiatement la même suite d'évènements (quelle sensation de sécurité!).J'entends le trottinement traîné de tata. Elle approche en psalmodiant de sa voix pointue :

 

-"Ah, ah! Tra, la la! Voilà la pe-ti-te!"

 

Dès l'ouverture de la porte, je me précipite dans la chambre où grand-père est assis, l'oreille collée au haut-parleur tendu de toile de son poste de radio. Il me tourne le dos et un gros réveil Jaz bat, à tout rompre, la mesure de mon bonheur. Je me demande même comment cet énorme tic tac n'empêche pas grand-père d'écouter ses émissions favorites.

J'effleure son épaule. Il me fait immédiatement face, abandonnant son écoute et s'écrie tout joyeux :

 

- Oh, la méoua tchiquéta! Perla fina ! Bonica! Qu'elle est belle ma petite!"

 

Et, on ne se lâche plus.

 

A l'heure du repas, je m'assois sur ses genoux. Il déplie son grand couteau à lame pointue, le manche noir. Il coupe précautionneusement de fines mouillettes qu'il trempe dans l'oeuf à la coque. Je n'aime pas les oeufs coque, mais coupées avec ce couteau-là, par ces grandes et vieilles mains-là, elles sont bien meilleures qu'à la maison, les mouillettes. C'est mon exotisme à moi.

Et puis, grand-père mange des trucs bizarres : de fines lanières de morue sèche (il dit "bacalao") outrageusement salées. Il les accompagne d'un petit vin rosé très clair qu'il nomme "ma piquette". Il le fabrique lui-même et je crois bien qu'il a été le seul à pouvoir en boire.

Je suis fière d'avoir un grand-père comme celui-là: il sait tout faire.

 

Quant à tata elle me donne une éducation très particulière du genre :

 

- "oui ma chérie, tu peux regarder les gens par la fenêtre mais garde les volets entrouverts pour qu'ils ne s'en aperçoivent pas"

 

Elle n'aime pas que je monte sur la terrasse :

-"c'est dangereux".

 

Et pourtant, cette terrasse !

D'abord, j'y récupère toutes les balles envoyées maladroitement jusque là par les enfants qui jouent sur le parvis de l'église. Tata ne Les rend jamais sous le prétexte qu'il ne faut pas envoyer un ballon trop fort : "ça peut blesser quelqu'un ou casser les vitres" ... Sa pédagogie me parait faible : il y a un ballon tous les jours sur la terrasse.

 

Et puis, je fais là, d'extraordinaires découvertes.

Dans un paquet bien ficelé, sous le toit de la buanderie, une énorme natte de cheveux mordorés, longue de 50 ou 60 cm.

 

-"c'est la natte de ta mère quand elle avait 18 ans. Elle était si belle avec ses cheveux. Quel malheur de les avoir fait couper. (Mais elle A des cheveux maman et elle est belle !?)

 

Et "la fouilleuse" que je suis déniche encore une statue de plâtre.

-"ça" dit tata qui a l'air de tout savoir, "c'est Saint Antoine. Et quand maman était à la veille de passer son brevet supérieur, elle a vu sa mère en rêve. Mémé Antoinette lui a dit d'aller sur la terrasse, dans la buanderie. Là, elle trouverait une statue de Saint Antoine. Elle serait sale, il faudrait la nettoyer et faire une petite prière. Si elle obéissait à ces consignes, elle serait reçue à l'examen.

Le lendemain matin, maman est allée sur la terrasse. Elle a trouvé la statue dans un tas de vieilles choses jetées là depuis longtemps. Elle a été reçue à son examen et on a remis la statue à sa place" ...

 

Dans mon crâne de petite fille de cinq ans un volcan de questions s'allume :

 

Et pourquoi, moi, je l'ai trouvé Saint Antoine alors que j'ai rêvé de personne ?

 

Et à quoi il va me servir puisque je n'ai pas d'examen à passer et que je ne sais d'ailleurs pas trop ce que c'est qu'un examen?

Est-ce qu'il sert seulement si on a une maman morte qui revient dans ,un rêve ?

 

Pourquoi un objet magique comme celui-là est jeté dans un tas de cochonneries ?

 

Est-ce qu'il faut attendre le bon moment pour que Saint Antoine puisse m'aider ? Parce que maman dit toujours que je suis trop pressée.

 

Est-ce qu'il m'aidera pendant toute ma vie ?

 

Alors pourquoi papa me fait écrire sur un carton assez grand pour que je l'ais toujours sous les yeux :

 

"Si tu veux, tu peux" et

 

"Aide-toi et le ciel t'aidera"

 

Alors, que vient faire Saint Antoine dans la capacité d'aider ?

 

Je cours chez maman pour lui raconter mes découvertes et lui faire part de mes questions : maman écoute tout et répond toujours.

Elle rie, confirme l'histoire du rêve et de la statue, et ne répond à mes questions que par : "un jour il t'aidera peut-être aussi. Mais le plus important c'est que j'ai rêvé de ma mère, donc j'ai rêvé d'amour".

... Des tonnes d'autres questions viennent de germer ...

 

Mais j'ai encore une fois grandi trop vite.

 

Comme c'est ridicule cette manie qu'a maman de vouloir m'affubler de chapeaux.

Quand nous entrons dans son magasin favori à Oran, j'ai d'abord un grand plaisir à essayer les robes de broderie anglaise ou de soie blanche garnie de smocks rose pâle, bleu ciel et vert tendre. On me dit que je suis belle, tout va très bien.

Et puis, vlan ! le supplice va commencer : il me faut un chapeau assorti.

Comble de malheur, j'ai parait-il une grosse tête pour une enfant de mon âge (peut-être à cause de toutes ces question que je me pose ?) et les modèles qui plaisent à maman ne veulent jamais descendre plus bas que le sommet de mon crâne. Quand je pense qu'elle espère toujours en trouver un qui puisse m'aller ! Elle devrait avoir l'habitude. Non, elle s'étonne encore !

 

Je suis assise sur le comptoir de bois bleu ciel qui fait le tour du magasin. Comme en font le tour des reproductions encadrées de petites filles pleines de santé accompagnées de petits chiens qui courent.

J'ai fait le plein d'ennui.

Depuis une heure je subis capotes, chapeaux bretons etc .. ; Les premiers signes de la révolte apparaissent. Je me penche vers maman et, de ma voix la plus suave, je lui murmure :

 

- "si on me met encore un chapeau, je jette ma broche â la poubelle".

 

Maman n'attache aucune importance aux revendications d'une petite fille de "presque trois ans". Elle essaie de me faire croire et tata marraine en écho : "qu'il faut souffrir pour être belle" ...

 

De retour â la maison, maman demande :

 

- "Mimi chérie, oü est ta broche ?"

 

"Je l'ai jetée! Je te l'avais dit que je la jetterais dans la poubelle"

 

Maman n'y crois pas sur le moment, elle fouille partout pour retrouver la broche, cadeau de mon parrain. Elle a tort de ne pas me faire confiance.·

 

- "Tu te rends compte, Marie! (tata marraine) Quel sale caractère elle a cette petite. Une si belle broche en or avec un si beau saphir". (Mais maman n'est pas une femme â bijoux. Ce qui lui importe c'est qu'elle ne m'a pas cru. Elle me le rappellera souvent au fil des années).

 

 

 

 

 

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La maison d'école

 

 

Au bout de la rue qui monte au plus haut du village, juste avant les escaliers menant au commissariat et au dispensaire, dans le "village nègre", un bâtiment néo-mauresque attire le regard par son élégance. Il abrite deux écoles: maternelle et de filles. L'appartement dans lequel nous vivons est sur l'un des paliers, au premier étage, côté maternelle : trois pièces et une cuisine. Les salles de bains et le chauffage sont encore peu diffusés, ce qui fait mon bonheur

Se laver toute entière dans l'évier de la cuisine, c'est magnifique! J'adore l'eau froide qui coule du petit robinet de laiton et, je dois être très petite parce que l'évier me parait être plage et océan à la fois.

Maman rit et chante pendant que j'astique toutes les parties de mon corps. Les oiseaux, dans la cour, nous disent bruyamment leur accord.

 

L'hiver, quand le vent s'engouffre dans le goulet entre mer et montagne constitué par le village, il est plus difficile de se déshabiller. Il y a une cheminée dans la salle à manger que l'on fourbit quelquefois de petites bûches entreposées dans le cagibi sous l'escalier au rez-de-chaussée. Mais, maman n'aime pas trop la mettre en route :

 

-"ça fait faire pipi au lit aux petits enfants!"

 

(En écrivant cela, je me rends compte que je ne lui ai jamais demandé d'explications pour une affirmation aussi dénuée de sens. Sûrement à cause de la conscience d'avoir eu un lit très humide. Mais il est vrai aussi que maman, à "la sagesse suprême" d'après moi, introduisait souvent, dans son discours, une phrase qui voulait dire n'importe quoi.

 

Quand nous n'avons pas de feu dans la cheminée, nous bénéficions d'un cadeau bien plus important: la chaleur psychique.

Dans une cuvette émaillée blanche, maman verse de l'alcool à brûler. Tout le monde recule. Une allumette et la flambée ! Si instantanée, si explosive, dangereuse et belle. Vite, vite, il faut se déshabiller avant qu'elle ne s'éteigne ! La chaleur me vient de la précipitation, de la joie, du danger ... Hop la! C'est fini! Au lit, sans faire pipi!

Tata marraine et mémé Ferrara assistent le plus souvent au spectacle. Grand père Ferrara a installé, pour les enfants, une toute petite porte de communication entre les deux appartements. Il faut se mettre à quatre pattes pour y passer, mais toute la famille l'emprunte, ce qui va obliger grand-père à agrandir le passage .Claude s'expatrie souvent dans le mirador de chez tata marraine. Il y fouille lui aussi dans la quantité phénoménale de boites entassées. Il y rêve, se raconte des histoires en bandes dessinées ... et, évite ainsi de faire son travail de classe. Donnant sur un petit couloir rempli jusqu'au plafond de boites au contenu désigné par de grandes étiquettes scolaires blanches au liseré bleu (quelques unes portant l'inscription: "petits bouts de ficelle ne pouvant plus servir à rien"), la chambre de grand-père est fascinante.

 

Dans une atmosphère saturée par la fumée et l'odeur forte de sa"poudre à respirer (grand-père est emphysémateux), on peut voir très vite,( "grand-père n'aime pas qu'on rentre dans sa chambre") de très beaux meubles 1900 en noyer sculpté ("c'est grand-père qui en a crée le modèle"), des fleurets et une très ancienne bicyclette avec une grande roue à l'avant ("ne touche pas ma chérie, c'est à grand-père"). Il y a aussi un chevalet, des pinceaux et des tableaux. Grand-père est passionné de peinture "tout petit, il se cachait pour peindre parce que ses parents pensaient que cela ne le mènerait à rien" raconte encore tata qui rayonne d'amour pour lui.

Grand-père est d'origine mi-génoise, mi-Procidienne (île au large de Naples) alors que mémé est napolitaine mâtinée d'espagnole (Murcie).Il a été élevé de façon bourgeoise et possède une entreprise de peinture en bâtiment alors que mémé est la dernière fille de propriétaires et commerçants.

"Grand-père est républicain et anti-clérical" dit papa. "Grand-père a été le meilleur et seul ami de grand-père Ivanes. Les deux couples se sont très bien entendu jusqu'à la mort de mémé Antoinette" dit maman. Elle précise aussi que la famille Ivanes est originaire de Elche tandis que les Manchon (mémé Antoinette) sont venus de la région de Valence. "Ils se sont. tous installés en Algérie bien avant la conquête. Tu fais partie de la cinquième génération, ma chérie".

Moi, je trouve que grand-père Ferrara est un homme étrange. Toujours très élégant, il se préoccupe de sa forme. Matin et soir, sur la terrasse, il fait sa gymnastique.

Puis, il se livre à des activités bizarres'; il fait de nombreux essais d'assemblage de marbres aux couleurs différentes. "Il fabrique son caveau" dit encore tata, l'air admiratif.

Elle a raison. Je sais suffisamment lire pour distinguer gravé en lettres d'or sur la fine plaque de marbre blanc :

 

Antoine FERRARA

né le 6 février 1871

mort le ................

 

Grand-père est l'homme mystérieux de la famille ce que l'on sait de lui sort de la bouche de tata marraine.

Ce que je vois c'est qu'il bricole en permanence, respire très mal et se plaint tout le temps.

Claude l'imite à merveille: il se recroqueville dans un coin et gémit exactement comme lui. C'est peut-être un moyen de faire connaissance avec ce monsieur "très distant". Parce que grand-père est devenu très solitaire. Il ne nous adresse jamais la parole. Quand il a fini ses travaux sur la terrasse, il descend dans sa chambre pour peindre.

Il a installé, dans l'appartement, un système de sonnettes : des fils courent dans toutes les pièces, actionnant de très jolies clochettes. Quand il a besoin de quelque chose, il sonne, explique en deux mots ce qu'il désire et se remet au travail.

Tata et mémé couchent dans la chambre à côté et dans le même lit. Quelque chose me gêne là-dedans, mais je ne sais pas bien quoi. Peut-être qu'elles dorment ensemble parce que mémé est froussarde ? C'est vrai, elle s'évanouit au moindre bruit.

 

Mais tata ne peut pas l'aider. Elle est bien pire. Elle s'évanouit même quand il n'y a pas de bruit !

 

Mais ne nous posons plus de questions. Maman part faire sa classe.

 

Depuis quelques temps, elle va tous les matins à l'école de garçons, près du marché.

Elle a demandé à être mutée pour enseigner dans la classe de Claude. Elle dit que c'est la guerre, qu'il n'y a pas de bons instituteurs et qu'elle ne veut pas que ses anciens meilleurs élèves (une dizaine) "ratent leur vie à cause de la folie des hommes" .

Je me sens dépossédée. Il me faut trouver une solution.

Me voilà devant l'armoire 1930, fouillant dans les rayons où sont rangées mes affaires.

Je mets, à même la peau, le plus beau de mes tabliers : celui en broderie anglaise avec une petite bavette rectangulaire prolongée de deux bretelles "volantées" qui se croisent dans le dos. C'est maman qui l'a fabriqué et elle adore les volants.

J'omets, comme d'habitude, d'enfiler cet objet inutile que l'on appelle "culotte". J'ai déjà aux pieds mes chaussures de toile blanche. J'ai réussi à fermer la barrette terminée par un petit bouton de nacre tout rond. J'ai admiré pendant un grand moment leur semelle fine d'un blanc grisé. J'ai touché avec délices cette matière inconnue, si différente du cuir.

La porte de l'armoire refermée, (pour que l'on ne s'aperçoive de rien) je peux m'admirer à loisir dans la glace et vérifier que tout est en place. C'est parfait. Je peux aller à l'école de garçons.

 

Panique dans la classe de maman!

Il parait que c'est le mois d'octobre, que je n'ai qu'un petit tablier sur le dos, que je vais attraper mal, que je n'ai pas de culotte.

Et, en plus, ces idiots de garçons rient très fort.

 

Est-ce que ce serait raté ?

 

Est-ce que j'ai fait toutes ces grosses bêtises parce que je suis trop petite?

On me dit que j'ai cinq ans.

Pourtant, je sais déjà très bien lire et écrire.

 

Pourquoi m'est-il impossible de suivre la classe de maman comme le fait mon frère, alors que l'on me répète, à longueur de journée, qu'il n'y a aucune différence entre lui et moi ?

 

Pourquoi ce ne serait pas le bon moment, alors que je suis persuadée que je sais QUAND le moment est arrivé pour moi.

 

Je ne comprends plus ce monde!

 

... Je ne me souviens plus de mes réactions, mais je dois avoir persuadé tout le monde que je ne dérangerai pas la classe puisque, assise sous le bureau de la maîtresse, mes fesses nues acceptant la cohabitation avec les grosses échardes de l'estrade, j'encastre avec délices litres et décalitres de bois en tirant sur mon chewing-gum.

De mon poste de vigie, je peux observer les grands garçons de 18 ans, assis près du mur du fond. Maman dit qu'ils sont probablement là depuis des années. Je leur trouve des têtes d'abrutis.

Seuls quelques élèves ont l'âge de mon frère: 9, 10, Il ans. Je les connais bien : ils ont chanté ma berceuse.

Maman les prépare à l'entrée en sixième.

 

- "Madame" disent les plus grands d'un ton plaintif "pourquoi Mireille elle suce du choueingome alors que nous on n'a pas le droit ?"

 

... Délices du privilège ....

 

... Mais, aussi, période de confrontation pas toujours évidente avec le monde qui m'entoure ...

 

C'est la messe de Pâques. A travers les ·volets entrouverts de chez Grand-père Ivanes, j'ai vu la masse des kébiriens rentrer dans l'église. Dans la famille, à part tata marraine et mémé, personne ne pratique.

Je me faufile et me trouve une place du côté des enfants. Transportée par les chants, les prières, les lumières, les odeurs, je me lève pour suivre la longue file de ceux qui se dirigent vers le marbre immaculé de la table sainte. Les fresques peintes par grand-père Ferrara (angelots dans les roses et rayonnement divin pour cet anti-clérical!) semblent scintiller pour m'approuver.

Je m'agenouille dévotement. Mon tour va arriver. Je vais enfin pouvoir participer au miracle de la résurrection. Mon coeur bat la chamade ... J'ai la gorge sèche ...

 

- "Mireille, retourne vite à ta place!" me dit l'image de la puissance divine entourée de ses enfants de choeur. "Tu n'as pas l'âge de communier. Tu n'as pas encore fait ta communion privée. Tu ne t'es pas confessée."

 

Encore cette histoire d'âge? Mais qu'est-ce qu'ils ont tous? Je rejoins mon banc, immergée dans un sentiment d'abattement absolu. Exclue! Mortifiée! ...

 

- "tu te rends compte Marie ?" dit maman qui en profite pour dire sa vérité à tata qu'elle considère un peu comme une grenouille de bénitier "renvoyer la petite à sa place! Lui refuser la communion alors que son coeur est sûrement plus pur que celui de tous ces bigots qui se confessent pour pouvoir recommencer à pêcher."

 

De toutes façons, je crois que rien ne peut m'empêcher de faire, à ma vitesse, mes expériences dans le monde des grands.

 

Maman a beau dire que "je commence tout et ne finit rien", je ne me laisse pas influencer. Elle se trompe. Si je tâtonne dans la mise en actes, je suis guidée par une idée plus générale et que je fais aboutir. En ce moment, c'est: "bon, ça suffit, je sais faire , maintenant je vais expérimenter une autre partie du monde des plus grands que moi. Il En l'occurrence, après la mort, c'est la religion et l'enseignement. (Au diable l'avarice!)

Je vais même y intercaler la maternité et l'anti-racisme.

 

J'ai décidé d'aller à la grande école des filles comme tout le monde.

Je n'en peux plus d'envier, perchée sur le rebord de la fenêtre, les longues files joyeuses des élèves qui se rendent en classe. Il parait que je n'ai pas l'âge puisque j'ai à peine six ans, mais j'ai l'habitude de ne pas avoir l'âge.

Et puis qu'importe le nombre d'années puisque je sais qu'il suffit de pénétrer dans la cour et de se mettre en rangs.

Tout de même, croyant éviter le malentendu douloureusement vécu à l'église, je choisis la classe de la meilleure amie de maman, Joséphine Ivanes. Elle ne pourra pas me rejeter, elle.

 

Stupéfaite. Joséphine! Qu'est-ce qu'elle va faire de moi ? Finalement, elle me dit :

 

- "Bon, puisque tu affirmes que tu peux suivre en CE l eh bien, tu vas faire tout de suite une dictée."

 

Le porte-plume et l'encre me posent quelques problèmes, mais la dictée est bonne. Joséphine est prise à son propre piège. J'ai gagné. Ou du moins, je le crois ... Je vais devoir assumer les conséquences de mes choix ...

Joséphine va trouver maman, puis la Directrice, Mme Dubois ... et j'ai la permission de suivre sa classe.

Comme elle a été dure avec moi Joséphine. Combien d'efforts elle m'a demandé. J'ai reçu maintes raclées, devant toute la classe,pour me punir de ne pas savoir me servir correctement de ces plumes Sergent Major qui s'écartent et font gicler des gouttes d'encre sur le cahier.

Pourtant, comme j'aime apprendre! Tout m'intéresse.

Mais elle doit avoir gardé une dent contre moi. Il me semble  "entendre" son regard me dire :

 

- "Ah, tu veux apprendre ? Tu te crois plus forte que les autres ? Tu vas voir ce que tu vas voir! "

 

Et moi qui ne désire que "faire comme".

 

Je n'en ai pas fini avec ce type de problèmes ... Mais, il vaut mieux attendre de grandir ...

 

Et, pour passer le temps, je vais chez tata Rosette tenter d'apprendre à être la mère d'un bébé hurleur.

 

Marie-Jeanne a deux ans. Née pendant un bombardement, cette jolie petite fille blonde et bouclée (encore une) déborde d'intensité émotionnelle. Tata s'épuise à essayer de l'endormir, alors, je lui propose mon aide.

Elle me cale au fond du fauteuil-club de cuir fauve que le chat siamois a dépenaillé de ses griffes et elle met, dans mes bras, le beau bébé hurleur.

Avec beaucoup de flexibilité, j'essaie tout mon répertoire chansons, berceuses, discours pédagogique, caresses, insultes ... et ... exténuée ... je m'endors, accompagnée dans mon sommeil, par les cris de la petite cousine.

Au réveil, j'ai droit à ma récompense : tata, avec la complicité souriante qui unit deux Femmes aux prises avec les difficultés que comporte l'éducation d'un enfant, me propose de partager son goûter.

Et, là, j'ai droit à la Chose Interdite chez moi: une tartine de saindoux ou de raisiné ... et la permission de m'allonger sur le carrelage fraîchement lavé pour digérer .

 

... Tartine .... Maman et ses théories alimentaires et médicales! (Elle se passionne pour l'homéopathie/acupuncture. Elle soigne, avec beaucoup de succès, tous les enfants de la famille. Et elle est très amie avec le Docteur Cotte à Oran qui doit certainement la guider dans ses apprentissages.)

 

Le raisiné et le saindoux, quelle horreur! Le beurre et le miel sont bien plus sains!

Je n'aime pas les tartines au beurre et au miel.

Il est quatre heures et demie, je descends la rue de grande pente qui, de la maison, va chez grand-père. Il fait chaud. Ma main gauche tient, le plus loin possible de mon corps, une superbe tartine sur laquelle, bien sûr, les mouches vont se poser tout à l'heure. D'ailleurs, le mélange dégouline déjà, comme pour affiner ma nausée.

Tout à coup, venu d'on ne sait où, un enfant arabe de mon âge passe à tout allure à côté de moi.

A l'instant précis du croisement, il crache sur ma tartine. Le crachat atteint mon poignet qui rougit immédiatement et enfle dans un grand élan allergique.

Ma tartine tombe.

Le garçon, comme un oiseau prédateur, repasse en courant, fauche la tartine et disparaît.

Et, je reste là ... sidérée, regardant ma main vide, mon poignet atteint de gigantisme.

 

- "Pourquoi il m'a craché dessus? Je la lui aurais offerte avec plaisir ma tartine! Pourquoi moi je râle d'avoir à manger ça et pourquoi, lui, il est obligé de la voler ? On aurait pu si bien s'arranger ... "

 

C'est le moment pour moi d'observer et de réfléchir sur le monde.

 

 

 

 

 

 

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Jean-Pierre et Claude

 

Heureusement, dans ma vie, il y a Jean-Pierre, mon cousin germain Il a un an de plus que moi mais notre amitié remonte sûrement à la nuit des temps.

Dès que les enfants ont quitté la cour de l'école, nous prenons possession du manège aux bancs de bois, pendant que tata Rosette (la mère de Jean-Pierre) surveille le nettoyage des salles de classe.

Jean-Pierre c'est mon âme-soeur mais c'est aussi mon souffre-douleur. D'abord, il a de splendides yeux bleu-vert et des cheveux blonds tout bouclés.

C'est normal de ne pas accepter pareille injustice.

J'ai beau demander à tata Rosette de me coiffer avec le peigne de Jean-Pierre, je ne frise pas du tout.

La masse de cheveux bruns, coupée au carré est toujours aussi raide que la lourde frange qui barre mon front.

Et, comble de malheur, tous les matins, maman s'obstine à attacher, sur le côté gauche de mon visage, un gros noeud de ruban de soie assorti à la couleur de ma robe.

Dès le début de mes activités journalières : courir, sauter, bouger, cet abominable noeud glisse insidieusement sur mes cheveux lisses, pour finir par battre trés désagréablement ma tempe gauche, puis, ma joue.

Pour toutes ces raisons, et elles me semblent majeures, utilisant le caractère craintif de mon cousin, j'en profite pour dominer allègrement.

C'est merveilleux la puissance. Dès qu'il fait mine de se rebeller, je lève mon bras, comme pour frapper, et voilà le cousin par terre, la main sur les yeux, sans même que j'ai besoin de le toucher .

... Un après-midi, assise dans l'entrée qui dessert la classe de maman et celle de Mme Hittiez, je regarde un livre d'images, main gauche à plat sur le carrelage frais.

Profitant de cet instant de moindre vigilance,(eh, oui, le pouvoir c'est chaque seconde où ... ) ce traître infâme écrase (définitivement il l'espère) mes doigts sous ses grosses semelles. Douloureusement galvanisée, je me dresse d'un bond. Mes dents laissent, sur son dos, une profonde marque : il fuyait immédiatement, le pauvre!

- "Oh, qu'elle est méchante. Il est si gentil, si doux ce pauvre petit! Mireille, comment peux-tu te comporter de la sorte ?"

Eh ben, voilà. Encore une injustice. Il m'a fait mal le premier. Et puis d'abord, j'en ai marre de ses boucles. Et puis, il m'ennuie à toujours se jeter par terre quand je joue au chef.

Pourtant, je l'aime tant que nous ne nous quittons jamais.

Et il faut bien être deux pour lutter contre l'esprit tordu de mon frère. Qu'est-ce qu'il m'énerve celui-là.

D'abord, dès que j'ouvre la bouche, il dit très vite: "et moi, plus que toi". Ce qui a pour effet de me réduire à l'état insupportable de l'impuissance.

Ensuite, lui, il a des jouets superbes. Comme il a eu la chance d'être né avant la guerre (1933), son parrain lui a offert un cyclorameur qui ressemble à une voiture de course.

Il a aussi un train électrique avec de gros wagons dont les portes s'ouvrent sur des sièges capitonnés de cuir. Et, même, quand il fait sombre, on peut allumer de toutes petites ampoules pour que les voyageurs puissent lire.

Bien sûr, il nous les prête ses jouets ... mais, n'importe, ils sont à lui ...

Comme est à lui le lit à barreaux dans lequel je dors. Comme sera à moi, quand elle sera trop petite pour lui, sa bicyclette.

Moi, je n'ai pas de jouets.

La guerre est là et, avec elle, la pénurie.

Je n'ai qu'une poupée en celluloïd (en plus de ma poupée de Chiffons). Avant chaque Noël, maman la retape en douce pour la mettre au pied de l'arbre, pensant que je ne vais pas la reconnaître. Et, comme je ne veux pas lui faire de peine, je dis :

- "Merci Père Noël pour la belle poupée!"

Elle est belle quand même. Maman lui a cousu ou tricoté une robe neuve; elle a peint, sur le haut de ses joues, deux petites tâches rondes et roses qui lui tiennent lieu de pommettes et, surtout, elle a dessiné, tout autour des yeux de ma fille, de grands cils bien écartés les uns des autres.

Mais, quand même, mon frère on l'aime plus que moi.

 

Depuis quelques jours, il a un moineau apprivoisé que quelqu'un (je ne sais pas qui) lui a offert. Et, il ne veut pas qu'on y touche à son trésor. Il nous permet tout juste de l'entrevoir de temps en temps et, pourtant, nous sommes certains, Jean-Pierre et moi que nous saurions si bien nous occuper de ce petit tas de plumes chaud et tremblant.

 

Un jour, pendant l'absence de Claude (je le savais bien que le pouvoir demande une vigilance constante où .. ) nous décidons que l'oiseau est suffisamment grand pour lui apprendre à voler. Il a l'air de s'y prendre assez mal et nous l'aidons en lui donnant de l'élan .

Claude sera content de voir son moineau tiré d'affaire, c'est sûr. Et peut-être, alors, il nous permettra de lui donner à manger la mie de pain trempée dans du lait.

L'oiseau se cogne au plafond de la chambre. "Rattrape-le! Relance­le".

Le moineau, Jean-Pierre et moi, nous amusons comme des fous.

 

Quand Claude rentre, son oiseau est mort. Il est furieux. La famille entière nous regarde comme si nous étions des assassins. Pourtant, nous n'avons pas l'impression d'avoir commis un forfait, c'était juste pour lui apprendre à voler.

On se bat avec Claude, mais des fois il est si rigolo.

Il invente, pour nous, des histoires aussi passionnantes que celles que nous allons voir au cinéma du village, le dimanche après-midi :

il se met en face de nous, dos tourné à la fenêtre de sa chambre, pour donner son spectacle. Assis côte à côte, Jean-Pierre et moi le regardons, bouche bée, mimer l'histoire du cove-boa-qui-a­commis-un-crime-d'honneur-mais-qui-est-en-train-de-se-faire­pendre-par-les-justiciers-de-la-ville.

- "Et alors, ils prennent une grosse corde (il en prend une).Ils font un noeud coulant (il en fait un. Et il a du passer, au moins, un après-midi à apprendre à le faire). Ils passent la corde autour du cou du cove-boa (il la passe autour de son propre cou). Et, ils le font grimper debout sur le dos de son cheval (il monte sur un tabouret). Et, alors, ils attachent l'autre bout de la corde à la plus grosse branche du gros arbre (il attache le bout de sa corde à la partie la plus haute du volet de bois). Et le chef des justiciers s'approche et il dit au cove-boa :

- "Ah, ah! C'est l'heure de payer ton crime, chien et fils de chien!"

Et, il donne un grand coup sur la croupe du cheval qui s'en va au galop ... ah!!!Rgg ... Rgg ... !!! (Il a donné un coup de pied dans le tabouret qui a basculé).

C'est formidable! Il a vraiment l'air d'un pendu. Comme il joue bien la comédie ce Claude, alors. Qu'est-ce qu'il est fort. Il a même pensé à tirer la langue et à devenir tout bleu.

Nous battons des mains, tapons des pieds, comme au cinéma. Nos bravos alertent maman :

- "Mon dieu, Claude! Un couteau, vite! ... Vous êtes des vilains! Pourquoi n'avez-vous pas appelé au secours quand vous avez vu qu'il était pendu ?"

C'est très difficile de comprendre les grandes personnes. D'un côté, elles vous disent et vous répètent que vous n'avez pas l'âge et, d'un autre côté, elles vous jugent pour des choses qui vous ont paru tout à fait normales.

Bon ! Dimanche, je suis allée à une matinée enfantine au cinéma, avec Jean-Pierre. Il y avait des films de Walt Disney et des dessins animés (les premiers Mickeys, ce qui fait que nous avons appelé " Mickeys" tous les dessins animés qui ont suivi.) Pendant le film (Zorro) je crois, j'ai senti une drôle d'odeur de roussi. Je me suis retournée: la cabine de projection était en flamme. Vite, il faut sortir!

Mais, la panique a déjà gagné la salle et je hurle: Jean-Pierre est enseveli sous trois rangées de fauteuils en bois que les grands ont renversé en les escaladant pour se sauver plus vite. Les petits, pas assez lestes, sont dessous.

Je crie, je gesticule :

- " mon cousin! mon cousin! Les petits ils sont sous les bancs!"

Jean-Pierre rit maintenant de toute sa bouche édentée. Bouche sanglante pas plus effrayante au fond que tous ces films de Frankenstein que tata Rosette m'emmène voir régulièrement. Visions d'horreur en gros plans qui réapparaissent à la tombée du jour.

Maman, elle aussi, aime bien raconter des histoires qui font peur. Il y en a une surtout que je réclame à corps et à cris. J'en ai oublié les détails et le début, mais le final est resté gravé dans ma mémoire. Gravé aussi le sentiment de terreur qui ne manque jamais de m'envahir au moment où, le mort sort du tombeau, monte lentement les escaliers qui conduisent à la maison de la jeune fille et répète d'une voix caverneuse

- " Cunégonde,rends-moi mon foie!"

Où était ce foie? Qui était Cunégonde? Certainement quelqu'un comme moi. Qu'est-ce qu'elle avait fait de ce foie ? Je crois encore aujourd'hui qu'elle l'avait mangé. (Et j'ai toujours détesté manger du foie).

Je regardais, pétrifiée d'angoisse, du côté de la cheminée, la porte entrouverte du débarras, raie noir plein d'horribles mystères.

Pas si horribles que ça les mystères. Puisqu'à d'autres moments, ce débarras recèle des trésors. J'adore cet endroit. J'y passe des après-midi à fouiller.

Si le plaisir consiste à y retrouver, toujours dans les mêmes boites, les mêmes choses, il augmente au moment de Noël, parce que je sais y découvrir, par une infime différence dans le rangement,nos cadeaux.

En plus, j'ai très vite compris que Père Noël et maman ne font qu'un. Pour la fête à l'école, elle emprunte (pénurie de la guerre oblige) la cape à capuchon bleu nuit du facteur. Elle enfile des bottes de caoutchouc noir, se construit de gros sourcils et une barbe abondante avec du coton hydrophile et, précédée d'une extinction de lumière (dans l'ombre, l'illusion a plus de chance de vaincre les yeux curieux des enfants) et des trois coups, elle apparaît ainsi vêtue en Père Noël de guerre, aux yeux des élèves rassemblés autour de l'oranger: chauvine comme pas une, elle refusait que le sapin, cet étranger, participe à la fête.

Certains enfants s'aplatissent de bonheur, d'autres crient joyeusement :

"bonjour Père Noël!", Quelques-uns, plus réalistes, hurlent de peur.

Quant à moi, ayant, à la manière des petits chiens, reniflé Père Noël et examiné la seule partie visible de sa personne : les yeux pleins de malicieuse chaleur, je peux affirmer :

- " C ' est maman."

Chose étrange, je n'ai jamais partagé ce secret avec les autres enfants.

Après tout, c'était une histoire entre elle et moi .

 

 

 

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Les Américains

     

Un beau jour de juin, les grandes envolées des cloches nous annoncent que nous allons bientôt faire connaissance avec une autre peuplade étrange : les américains.

Maman me demande de mettre ma plus jolie robe "pour fêter la victoire". Elle arrange, sur mes cheveux de six ans et demi, un chapeau de paille niçois. Puis, elle met la dernière touche à sa toilette : les petites boucles de ses cheveux retombent souplement sur son front. De chaque côté de son visage, un petit peigne remonte les mèches vers le haut en deux petites conques marines. Elle a des épaules carrées, une taille menue et des chaussures aux semelles très épaisses.

Nous partons à l'église, tirer chacun notre tour, sur les cordes des cloches. C'est très rigolo : je ne pèse pas assez lourd et la corde me remonte presque jusqu'au plafond. Tout le village est en effervescence.

Et puis, des voitures étranges se mettent à sillonner nos rues. Nous, les enfants, Savons déjà que ces engins sont des jeeps. Depuis quelque temps, nous courrons nous approvisionner en matière première dans les carrières d'argile, nombreuses à Mers el Kébir. Les plus doués d'entre nous reproduisent ces voitures dans les moindres détails. Même la·couleur y est puisque le "fango " (l'argile est kaki).

Mais, si les cloches ont annoncé les nouveaux venus, la population se méfie tout de même de ces étrangers qui, après tout, parlent comme les anglais, en un peu plus nasillard seulement.

On nous défend de ramasser, dans la rue, les bonbons que les soldats lancent sur leur passage. Les copains disent qu'ils sont empoisonnés, mais maman affirme, avec une grande conviction, que je dois ni me faire appâter, ni me faire acheter par ce genre de pratiques.

Je lorgne donc, pleine d'envie, les provisions de chewing-gum des copains téméraires et mithridatisés.

Ce qui m'impressionne le plus, chez cette peuplade, c'est que tout prend la même couleur kaki et métal : voitures, tentes (je n'en avais jamais vues), lits, vêtements, sous-vêtements.

Et puis, certains ont un rire tonitruant qui déracinerait les montagnes. Et, ils jouent à un drôle de football avec un gros bâton, une balle et un gant énorme.

Le premier mouvement de méfiance passé, la pénétration américaine s'effectue beaucoup plus en douceur que celle des anglais.

Un beau jour, par exemple, toutes les maisons du village sont nanties d'insecticides de toutes sortes: rubans, petits plats remplis d'un liquide bizarre qui me donne un peu la nausée .Les mouches vont avoir la vie dure. La guerre aux microbes est commencée.

Les enfants empruntent, de plus en plus nombreux, le chemin du cimetière près duquel les soldats ont établi leur campement. Plus on a de rubans, plus nombreuses sont les mouches collées dessus et plus la récompense est importante : bonbons, chewing gum, lait concentré etc ...

Je n'apporte pas de rubans tue-mouches aux américains mais ils vont intervenir de façon importante dans le cours de ma vie.

Grand-père Ivanes n'a plus sa grande briqueterie au bord de la mer, vers Sainte Clotilde: elle a été nationalisée par la Marine Nationale Française en vue de la construction du port militaire.

Grand-père ne s'est pas très bien débrouillé dans ses tractations. On le sait, ce n'est pas un homme d'affaires.

Il ne pourra plus me faire fabriquer par le potier arabe dont la dextérité au tour me fascine, de petits ustensiles de cuisine. Je ne verrai plus marcher les grands fours qu'il a lui-même construits.

Avec la modique somme touchée, il a acheté une ferme sur les hauteurs de Mers el Kébir, de l'autre côté du cimetière, par rapport au village. Pour Claude et moi, cela devient un endroit de rêve.

Une grande allée, bordée d'oliviers, mène à la cour fermée autour de laquelle se distribuent écuries, granges et maison d'habitation. A l'extérieur de la cour, la citerne mobilise toute mon attention et une grande partie de mes rêves : grande, lisse, ronde, blanche, son toit pointu, blanc lui aussi la fait ressembler à un immense plat à tajine. Quand je me penche ("pas trop" dit tata Carméla), le moindre bruit à des résonances magiques dans ces profondeurs de liquide sombre.

Partout, dans la ferme, règne une odeur de son, de caroubes, de romarin, de vieux cuir et de chevaux.

Comme il fait souvent très chaud, surtout après le déjeuner, je me réfugie, avec tata, dans la grande salle carrelée et je reste là, à regarder la lumière du soleil jouer sur les petits vitraux rectangulaires qui mettent toutes les couleurs de l'arc en ciel aux fenêtres et aux murs blancs de la pièce .

... Grand-père a donné un mulet à Claude.

Moi, j'ai droit à de longues promenades sur la carriole à deux roues, assise à côté de mon chauffeur, sur le long siège garni de cuir fauve. La mule qui nous tire est toute blanche. Grand père dit: "hue, néna!" pour la faire avancer et "chau, bourra!" pour qu'elle s'arrête.

Claude et moi avons eu droit aussi à la "distribution des terres" : chacun a reçu un carré labouré, à sa taille bien sûr. Grand père nous a fabriqué des outils et un petit banc de bois "pour regarder pousser les semences" que nous avons plantées sous sa direction.

Il a promis aussi qu'il me fabriquerait bientôt des sandales en pneu comme les siennes.

Nos cultures auront les mêmes caractéristiques que celles de grand-père: elles seront pauvres.

Notre formateur n'est pas un agriculteur. Il laboure, sème et dit

 

- "j'ai fait mon devoir, que dieu fasse le sien" ... et, il se désintéresse complètement de ses semailles. Il va chasser les chacals.

Une seule chose pousse merveilleusement bien chez lui : les fèves. Il y en a toujours un champ. Que c'est bon de s'y allonger et d'attraper des indigestions en tendant juste un peu le bras. Richesse suprême de grignoter sous le ciel ...

Il y a aussi, autour de la ferme, des jujubiers et des caroubiers. Il paraît que les caroubes sont destinés aux cochons, mais j'aime tant ces longues gousses noires aux petits noyaux lisses. Ils peuvent bien partager avec moi, non?

Les cochons ... encore un de mes intérêts majeurs (ils sont toujours majeurs au moment où j'y suis).

Les voir manger goulûment, crier, se vautrer dans la porcherie, faire, eux si sales, des quantités de petits tout roses pendus en rang d'oignons, aux tétines.

La seule chose que je ne supporte pas, c'est leur mort.

J'ai beau boucher mes oreilles, leurs cris aigus percent mon occiput. Longtemps après, leur assassinat hante mes jours et mes nuits.

Et, pourtant, la famille a l'air joyeuse qui s'active autour des boudins, jambons et saucisses.

 

Je passe mon temps, perchée sur le portillon qui ouvre sur la porcherie. Surtout depuis que grand-père m'a avertie que ce serait très dangereux de tomber là-dedans.

Il dit que les cochons seraient capables de me manger.

(Et, pendant que je me perds dans la contemplation de mes amis, les américains se sont installés à Mers el Kébir)

 

... Je joue à titiller, avec un long roseau, deux petits cochons roses.

Je vois arriver grand-père. Vite, il faut descendre de mon perchoir.

Un geste maladroit et l'extrémité du roseau, noire de purin, égratigne mon front, juste au-dessus de l'oeil.

Grand-père se met très en colère. C'est à dire que sa voix prend un ton très inquiet :

- "tu vois, grand-père t'avait dit de ne pas monter là-dessus. Tu aurais pu te crever l'oeil. Bon, tu as de la chance, ce n'est pas grave. On va aller voir tata pour nettoyer la plaie."

... Pas grave ...

Quelques jours après, j'ai la vie sauve grâce à une visite au Major américain qui soigne aux sulfamides (pas encore connues de nous) ma septicémie galopante. Ma tête reprend un volume normal et mes pensées, un cours plus clair.

Je ne retournerai pas chez les cochons, c'est promis. Grand-père m'a donné un cabri que je ne quitte plus.

 

Je ne verrai pas, non plus, partir les américains : rien ne m'intéresse plus dans le monde qui m'entoure.

Je pleure jour et nuit.

Mon cabri, devenu mignonne petite chèvre, a été volé et dévoré par deux vagabonds.

-"c'est qu'ils devaient avoir faim, ma chérie"dit maman. "Il ne faut pas leur en vouloir. Ils ne savaient pas que tu l'aimais".

Je m'en fiche! Le monde est trop dur pour moi. Il vaut mieux jouer dans la cour de l'école.

Maintenant qu'on a tué les rats, il n'y a plus que des myriades de moineaux et les puces de Ripio ...

 

 

 

 

 

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Ripio

-~

Ripio est un énorme bâtard jaunâtre, littéralement recouvert de tiques.

Maman dit "qu'elle-a-suffisamment-de-travail-comme-ça-pour-encore-s'occuper-d'un-chien-qui-ne-pense-qu'à-manger" (elle n'aime pas s'occuper d'animaux en général et elle se méfie de papa qui "en achèterait des centaines mais qui ne s'en occuperait jamais")

Ripio rêve bruyamment sur les marches de marbre blanc, éparpillant des centaines de grosses puces qui me dégoûtent.

Tonton Maurice, le plus jeune frère de papa, lui a appris à aboyer la Marseillaise.

Tout le monde a beaucoup de respect pour Ripio : il a hurlé un jour et une nuit à la mort et nous avons appris que son ancien maître était effectivement mort à 50 Kms de chez nous.

Papa l'a acheté à cause de ses qualités de chien d'arrêt. Seulement, si papa est un homme déterminé, Ripio est un chien à forte personnalité. Il prend l'arrêt si il veut, va chercher si

on le lui demande gentiment et s'il en a le temps. .

Quand il rentre de ses longues matinées en plein air, papa a un regard fou. Il affirme, exténué, son étonnement d'arriver à rapporter du gibier MALGRÉ le chien.

Maman se désintéresse complètement de la situation et dit qu'elle en a assez de tous ces perdreaux, lièvres, palombes et compagnie.

 

- "Surtout que je ne peux même pas en manger" (Elle a un régime très sévère)

Ils font tout de même ensemble (papa adore "tripoter la mangeaille") quantité de pâtés, terrines etc. ... qu'ils distribuent aux amis pendant que le chien-Ripio court, prend l'arrêt et ramène sauvagement ... le facteur et les petits arabes, ses deux ennemis jurés, sans que nous sachions qui lui a inculqué une telle éducation.

Souvent, à l'heure de la sieste, nous entendons aussi, dans le bas de la maison, des murmures et des rires étouffés.

Un aboiement tonitruant! et les enfants dégringolent, en hurlant de peur et de rire, les escaliers grimpés un à un avec mille précautions.

 

Malgré leur conflit "chasseur", papa aime Ripio et, il pleurera beaucoup le jour où il sera obligé de faire piquer le chien devenu aveugle et impotent. Il garde encore précieusement la note du garde-champêtre :

" Monsieur le Maire, j'ai l'honneur de vous faire savoir que le chien Ripio est mort à 7 heures, ce matin.".

Ripio nous manquera au point que, pendant un certain temps, Claude, Jean-Pierre et moi nous nous identifierons à lui. Nous passerons accord avec les enfants arabes, nos voisins. Et, par les jours de grosses chaleurs, nous monterons tous les trois sur la terrasse.

Nous surveillerons de nouveau, avec délices, l'approche murmurante des enfants dans la rue. A toute vitesse, nous balancerons alors nos casseroles pleines d'eau sur les têtes à notre portée, trois étages plus bas et, nous entendrons, radieux, les hurlements des mouillés suivis de : "encore! Encore!" et de "non, c'est à nous maintenant!"

Ma meilleure amie, à cette époque, est une "petite mauresque" prénommée Zoubida. Elle vient de ce quartier mystérieux où, la nuit, battent les tam-tam, où résonnent les you-you. L'on y voit, de notre terrasse, les hommes assis arracher un à un de leur djellaba les gros poux blancs qu'ils jettent à terre.

Zoubida n'a pas de chaussures et je me sens étrangère avec mes sandales blanches.

Un jour, je les lui donne en échange de vieilles espadrilles à la semelle de caoutchouc noir. Mon rêve.

Maman gronde très fort alors que j'ai l'impression d'avoir fait l'affaire du siècle.

Alors, maintenant, j'ai un système infaillible! Je sors de l'appartement, propre et chaussée, le ruban trônant crânement sur ma temps gauche et je claque la porte en disant :

- " à tout à l'heure!"

Et puis, tout doucement, je remonte poser mes sandales dans un coin du palier, à l'abri des regards.

Me voilà, nu-pieds, presque semblable aux autres et prête à redécouvrir le monde.

Je m'invite à déjeuner chez les uns et chez les autres, curieuse de savoir ce qu'ils mangent, comment sont leurs maisons. Je ne me préoccupe pas de savoir si mes parents les connaissent, je ne regarde pas l'heure et on me cherche partout.

Je reçois des raclées mémorables.

Je finis, en général, recroquevillée contre le mur, au fond du couloir, près de la porte d'entrée, sous le compteur électrique. Je lève coudes et genoux pour n'offrir aux coups que mes parties dures.

- "On se fait mal quand on veut lui donner une gifle."

Et je hurle! je hurle! je menace et j'argumente. On m'entend dans tout le village. Je manifeste pour Amnesty International qui n'existe pas encore.

N'importe comment, et après mures réflexions, j'en arrive à cette conclusion: c'est peu une raclée par rapport au plaisir que j'éprouve dehors. C'est pas cher payé. Alors, va pour la raclée et rentrons le plus tard possible".

j'ai besoin d'être dehors.

Je cherche, à l'extérieur, les stimulations qui me feront oublier ma peur: maman est très malade. Elle s'étouffe et elle tousse. Depuis des semaines, la fièvre fait brûler sa peau. Elle n'a pas assez d'énergie pour s'occuper de nous mais elle ne le dit pas, faisant ce qu'elle peut pour assumer ses tâches.

Alors, je cours les rues, jusqu'au jour où le curé Koëger me dit

"Mon dieu, Mireille! Qu'est-ce qui se passe? Tu as les cheveux dans tous les sens et tes habits ne sont pas propres . Est-ce que maman va plus mal ?"

Brave curé! Il a enfin donné une explication à la situation dans laquelle je suis, au sentiment confus de tristesse, de peur, d'injustice, de rancoeur même qui endormait ma conscience.

Bien sûr que je ne me lave plus et ne choisis plus de vêtements dans l'armoire.

Mais, il éclaire aussi quelque chose d'essentiel : si maman ne tient pas sur ses jambes, le navire va à vau-l'eau.

 

Et, encore une fois, les américains interviennent dans notre vie.

 

Pour que "les petits" ne manquent de rien, grand-père a acheté deux vaches laitières (moi qui n'aime pas le lait). Il élève, en plus de mes amis les cochons, des poules et des lapins.

Maman qui, au début de la guerre, avait rempli quantités de bouteilles de lentilles, haricots secs, pois chiches etc ... voit ses réserves se charançonner, inutiles.

Papa décide de distribuer gratuitement notre superflu aux plus démunis de ses administrés. Il monte donc régulièrement à la ferme, chercher ces provisions. Il utilise pour cela l'une des voitures de son entreprise de transports : une fourgonnette Juvaquatre.

Sur le chemin étroit, caillouteux et désert qui le ramène au village, il s'aperçoit qu'il a oublié quelque chose à la ferme il faut faire demi-tour. Comme le rétroviseur brille par son absence, il descend ouvrir la portière arrière et entreprend sa manoeuvre.

Un cahot.

La portière se referme.

Papa, la fourgonnette, ses oeufs, son lait, dégringolent 70 mètres plus bas dans le ravin.

Une patrouille américaine passe quelques heures plus tard et l'amène de toute urgence à l'infirmerie du bataillon.

Avant leur arrivée, papa blessé très sérieusement à la tête, a ouvert un oeil pour apercevoir son portefeuille ouvert, assez loin de lui. Il a rampé pour récupérer ses papiers. Pendant qu'il macère dans une espèce de coma, les soldats peuvent nous prévenir.

J'ai très peur de voir un papa méconnaissable, complètement entortillé de bandes blanches comme une momie.

 

Mémé Ferrara lève les yeux au ciel. Il y a comme un reproche dans son regard, même si elle continue à égrener son chapelet ...

Dans la même année, Maurice, mobilisé, a eu la cage thoracique écrasée entre deux camions qu'il aidait à manoeuvrer.

Et Albert qui travaille sur le port pour la DCAN reçoit un palan sur le crâne. Sa fracture est réduite sous anesthésie locale

seulement, les stocks pharmaceutiques sont épuisés.

Le copain qui lui tient la main pendant la trépanation ne pourra pas se servir de ses doigts pendant longtemps.

 

 

 

 

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Age de raison

J'ai six ans.

Sur la terrasse de la maison d'école, grand-père Ferrara repeint en vert tout ce qui lui tombe sous la main : échelles, pots de fleurs, tout.

Claude qui a presque douze ans, a abandonné le mirador pour le débarras construit à côté de la buanderie. Il est ici plus à l'abri des regards et incursions familiales. Il y emporte toutes ses affaires scolaires et, dans la pénombre de cette pièce sans fenêtres, il vit sa vie de préadolescent (doux euphémisme) Quand il en sort, c'est pour faire un coup tordu.

L'autre jour par exemple, se penchant vers la terrasse voisine, il a pêché, avec une canne amorcée d'un ver de terre, les poules de Mme Dubois. Il se tordait de rire en les voyant se débattre et cocoter de détresse au bout de l'hameçon.

Heureusement, il ne s'attaque jamais aux deux malheureux volatiles appartenant à Mémé Ferrara ; les douleurs infligées en toute bonne conscience par leur propriétaire leur suffisent certainement.

Trois ou quatre fois par jour, Mémé les attrape l'une après l'autre. Prestement, elle enfonce un index interrogateur dans le cloaque et affirme, rayonnante ou désabusée

- "elle va (ou ne va pas) faire l'oeuf"

Il ne faut pas croire que Mémé ne tient qu'à la rentabilité. Elle se préoccupe beaucoup de la santé des animaux sous sa gouverne. Elle a , par exemple très peur que ses poules aient la pépie ... Un jour, persuadée d'avoir vu dans leur gosier quelque chose de pas normal, d'un tour de main, elle leur arrache ... la langue!

Elle a aussi élevé, quelque temps, un canard qu'elle demande un beau matin à tata Rosette de tuer.

Elles décident que l'exécution se fera par strangulation. Pétrifiée d'horreur, je vois tata passer et repasser un manche à balai sur le cou du canard, lequel cou prend au moins dix centimètres de plus que sa longueur d'origine.

Et puis, les voilà qui plument tranquillement le canard enfin immobile pour en faire un pauvre tas livide tacheté de rares duvets noirs.

Le cadavre est maintenant posé sur la table de la cuisine, attendant de recevoir la flambée qui peaufinera le nettoyage. Et, je suis toujours là, suivant pas à pas, effrayée mais diablement curieuse le déroulement de LA CRUAUTÉ HUMAINE quand Mémé hurle :

- "le canard! le canard! il bouge!"

En plein accord avec mes désirs de fuite, le canard tombe de la table et, le cou traînant lamentablement sur le sol, il prend la poudre d'escampette.

Opération réussie : il a fait naître tellement de culpabilité dans le coeur de Mémé qu'elle lui fait tricoter un petit paletot pour remplacer ses plumes. Il pourra ainsi attendre de mourir de sa Belle Mort.

Bon, pour me rafraîchir les idées, je vais refaire un petit tour sur la terrasse pour observer le village.

C'est un village où l'on prie.

Les cloches de l'église toute proche sonnent mâtines, angélus et vêpres pour les chrétiens;

Quant aux musulmans, plusieurs fois par jour, où qu'ils se trouvent, ils font leurs ablutions avec l'eau contenue dans une ancienne boite de conserve en fer blanc et ils se prosternent et se re-prosternent face à la Mecque .

... Je me sens mécréante ...

L'autre jour, je suis allée trouver le curé Koëger pour lui annoncer ma décision d'être soeur blanche.

Il a sourit et m'a dit en caressant mon bras (il aime bien caresser les bras)

- "soeur, toi, Mireille? avec les yeux que tu as!"

 

J'ai senti ma vocation voler en éclats. Et puis, j'ai réfléchi.

C'était peut-être à cause du costume que je désirais si fort embrasser la vie de couvent ?

Mais alors, mon attente fébrile des fêtes de la résurrection du christ est sûrement, elle aussi une hérésie ?

Toute l'année en effet, j'attends Pâques pour pouvoir admirer les rameaux suspendus au plafond du magasin/bazar de tata Isabelle. Ces petits arbres de carton et fil de fer, dorés ou argentés, les feuilles dentelées toute raides, m'émerveillent. A l'heure de la messe, ils seront littéralement ensevelis sous les poissons et cocottes en chocolat. Je verrai alors les copains et copines, cambrés d'orgueil, (le plus grand rameau et le plus chargé pour la famille la plus riche) loucher sur les friandises. Quelques uns même lècheront furtivement leurs trésors sans attendre leur bénédiction.

 

Maman qui ne fréquente pas l'église, me vante les vertus de la branche d'olivier

- "quand je pense qu'on a ici la chance d'être entouré d'oliviers comme dans le pays où Jésus a vécu, que notre climat, même, est semblable. On pourrait être plus proche de lui dans nos coeurs. Tu veux imiter ces hérétiques qui ne pensent qu'à se servir de leurs enfants pour étaler ce qu'ils estiment être leur richesse.

Mireille, tu ne vas pas faire comme les moutons de Panurge. Si un imbécile se jette à l'eau tu ne vas pas le suivre ?"

(Moutons? Imbéciles? Se jeter à l'eau c'est quelque fois idiot? ... panurge et les histoires de Pantagruel et Gargantua que maman raconte si bien.)

"Et puis, cette orgie de chocolat! Il vaut mieux en manger un morceau et le déguster chaque jour que s'enfiler trois kilos d'un seul coup." (Mais Gargantua et Pantagruel alors? Ils font bien des choses énormes? Et elle m'a dit aussi que le chocolat est un poison, qu'il ne faut pas en manger tous les jours? Est-ce qu'on dit des choses pas toujours complètes quand on veut convaincre ?)

Le cerveau bouillonnant de points d'interrogation, je décide d'aller assister à la messe, munie de ma branche d'olivier et habitée par ma frustration. (J'ai aujourd'hui encore cette habitude d'observer le monde quand ma tête fourmille d'incompréhension. Le temps passe, mes yeux sont occupés par l'infiniment petit ... et mon inconscient fait le reste.)

 

Je dois avouer que, l'année suivante et pour que je puisse en faire l'expérience, ("Ma chérie, il faut avoir goûté aux choses pour décider si elles te conviennent ou non") maman a acheté un rameau chez tata Isabelle. Elle y a suspendu quelques poissons et cocottes de taille moyenné ': un rameau plein mais modeste en quelque sorte.

J'en suis très empêtrée. Il faut le tenir toujours tout droit c'est lourd; il fait chaud et le chocolat perd sa belle brillance tandis que je transpire : une corvée!

D'autant plus que, vu de près, c'est pas si joli que ça un rameau. On voit comment il a été fabriqué. Ce,n'est plus un rêve. C'est un assemblage de carton et de fil de fer.

 

Alors, je porte mon regard sur le spectacle de la messe.

La lampe pseudo mauresque suspendue au plafond, à l'intersection de l'allée centrale, du choeur et des deux ailes, me fascine. Allumée de jour comme de nuit, elle dégage une petite fumée. Est-ce que la sensation de plénitude au creux de mon ventre voudrait dire que je comprends, en la regardant, ce qu'est l'amour?

... Mais, tout près de moi, il y a le sacristain ...

Ses cheveux noirs de jais sont séparés, au milieu, par une raie bien droite qui laisse apparaître la peau très blanche de son crâne. Les deux bandeaux ainsi obtenus collent à ses tempes, encadrant deux yeux plus bleus que le ciel.

Pourvu qu'il se mouche.

Ah, ça y est il a toussoté et reniflé!

Le voilà qui extrait de sa poche un immense mouchoir à carreaux, impeccablement repassé.

- "Prouff! Prouff! Prouff!"

Le bruit couvre la voix du curé ... Il essuie son nez ...

Ah, le passage le plus intéressant, c'est maintenant.

La main, paume en l'air, supportant le mouchoir, il examine avec une concentration aiguë, le produit de ses narines.

Bon, il a l'air satisfait.

Et, il remet soigneusement, lentement, le mouchoir dans ses plis, la belle morve au milieu! Magnifique!

Pendant ce temps, Régina répète de sa grosse voix qui roule les R et toujours avec un peu de retard pour que toute l'église sache sa dévotion :

- Prrriez pourrr nous! Prriez pourrr nous!

... Et revient à ma mémoire une histoire que mémé Ferrara m'a racontée il n'y a pas longtemps

- tu sais, Mimi, de mon temps, à la sortie de la messe, il y avait toujours un troupeau de femmes en longues robes noires qui se réunissaient sur le côté de l'église, presque sous les fenêtres de chez ton grand-père.

A cette époque, au premier mort dans la famille, quelque soit leur âge, les femmes s'habillaient de noir.

- Maman déteste les robes noires. Elle dit qu'il ne faut pas demander à une femme de porter le deuil toute sa vie. Elle dit qu'elle doit vivre et être joyeuse pour ses enfants. Elle dit qu'il faut s'aimer pour être capable d'aimer quelqu'un d'autre. Elle dit que le noir lui fait peur."

 

- "Oui, bien sûr, mais dans le village tout le monde faisait ça, alors ...

 

Alors, ces femmes, en rond, elles tchatchaient tant et plus en crochetant à grande vitesse les carrés de fil blanc qui font les dessus de lit et les rideaux.Et, comme elles n'avaient pas de culotte, quand elles riaient trop, elles écartaient juste un peu les pieds ... et, elles pissaient debout."

Dans ma tête, le dialogue se fait immédiatement entre moi et moi :

 

- "Pisser? Pas de culotte? Ça me rappelle des choses. Et si je n'étais pas si anormale que ça ?"

Quel dommage, je n'étais pas là pour voir ça"

 

La voix du curé, me tire de mes réflexions. Il a une manière très particulière de prêcher qu'il explique souvent, l'air réjoui et malin :

 

- "je prends d'abord une voix douce et chaude pour attirer à moi toute l'attention des auditeurs. Je les berce en quelque sorte. Mais, si j'en vois un seul qui s'endort, j'augmente immédiatement le son de ma voix, comme une sirène qui démarre. De temps en temps, il faut rouvrir les oreilles des chrétiens.

 

Il est en train de parler de St Michel, patron de Mers el Kébir. Et je ne comprends pas bien parce que le village s'appelle "St André de Mers el Kébir".Je demanderai une explication à papa tout à l'heure.

 

Papa participe toujours à la procession avec les autorités. (C'est la seule fois de l'année où il va à la messe). Il aime bien raconter l'histoire de Procida :

 

"La grande majorité des italiens établis au village est originaire de cette petite île de la baie de Naples.

Dans les années 1500, le corsaire turc Khayr al Din, dit Barberousse, écumait les côtes méditerranéennes et Procida avait régulièrement droit à la "visite" de ses bateaux. Ses marins pillaient commerces et maisons, violaient les femmes etc. ...

Les habitants de l'île n'avaient jamais pu se défendre contre ces actes de piraterie.

 

Un jour, désespérés, ils voient réapparaître les voiles du malheur. Dans un grand mouvement, ils se mettent à invoquer St Michel, leur Saint patron, le priant de les aider à se défendre.

 

Ils entendent alors des milliers de détonations tout autour de l'île.

Barberousse les entend aussi et, imaginant une défense bien organisée, il fait volte face et ne réapparaît plus.

 

Malheureusement la paix ne dura pas l'éternité. Elle fut remplacée par des difficultés économiques telles que beaucoup de familles décidèrent de s'expatrier.

De nombreux patrons pêcheurs, calfats etc. ... embarquèrent sur leurs lamparos femmes, enfants et quelque fois même tout ou partie du mobilier. Longeant les côtes, ils finirent par découvrir une baie à l'abri de tous les vents, profonde à souhait et qui leur rappelait leur pays d'origine.

Ils s'établirent sur les rives de la presqu'île de Mers el Kébir à l'endroit que nous appelons "le vieux port".

Pendant des mois, en attendant de pouvoir construire des maisons, ils ont vécu sur leurs bateaux, laissant la famille à terre pour aller pêcher.

Et puis, dès que l'église a été terminée, ils ont passé commande d'une statue de St Michel plus grande que celle qui garde Procida mais identique en tous autres points."

 

... De la fenêtre de chez tata Rosette dont la maison fait face à l'église, je le vois maintenant St Michel sortant sur le parvis dans un grand carillonnement de cloches.

Précédé du curé blanc et noir et des enfants de choeur blancs et rouges goupillonnant à qui mieux mieux, il est porté .sur son grand socle par les Fratelli membres de sa confrérie dont les charges se transmettent de père en fils (il y a une quantité de confréries au village).

Les Fratelli sont vêtus de leur longue robe de dentelle blanche sur laquelle ils ont passé une sorte de manteau trois-quarts bleu ciel, faisant cape et capuchon sur les épaules.

Après avoir fait sauter et tourner St Michel sur lui-même, ils vont l'emmener jusqu'à la mer. Là, les porteurs soulèveront le socle sur lequel repose la statue, la tournant et la secouant successivement face aux quatre points cardinaux, ils la soulèveront trois fois pour chacun dans un cliquetis des plateaux de sa balance.

Pendant ce temps, le curé bénira les bateaux de pêche, joyeusement pavoisés pour l'occasion. Et, les enfants de Marie ("le choeur des vierges" dit Claude) habillés de blanc, ceinturées de satin bleu ciel (les couleurs de la vierge paraît il. Mais qui le leur a dit ?) chanteront des cantiques.

 

Tout au long du parcours dans le village, Félipé le fossoyeur aura installé les cagnonets. A l'aide d'une grande perche munie de feu, ils les fera pétarader de chaque côté du cortège, rappelant aux habitants les canons qui ont fait fuir Barberousse.

 

St Michel, fait de bois argenté et doré à l'or fin, est un adolescent ailé. Il tient, dans sa main gauche, une balance romaine. De sa main droite, il brandit une épée. L'un de ses pieds écrase un dragon noir qu'il vient de terrasser. Intermédiaire entre le serpent et le chien, ce pauvre monstre semble complètement inoffensif. Il me fait pitié avec sa bouche sanglante grande ouverte comme s'il avait soif. Avec cette chaleur, ça me semble normal.

En tous cas, le combat ne paraît pas égal.

Il n'a pas l'air méchant pour un sou ce pauvre petit dragon. Il en fait trop cet adolescent scintillant, un peu trop pur, un peu trop triomphant.

Je sens ma sympathie augmenter pour le dragon, mais je garde mes réflexions pour moi : mes pensées pourraient paraître, si elles s'exprimaient, plus monstrueuses que le diable.

 

D'autant plus que la procession, dans son ensemble, me donne des idées complètement contradictoires, au point que je commence à me méfier de moi.

 

Derrière St Michel viennent les autorités. Je viens de reconnaître la calbica de papa : cette tonsure sur le haut du crâne qui est venu très tôt. Cela me suffit. Le reste des autorités ne m'intéresse pas.

Et puis les kébiriens arrivent, en file indienne de chaque côté de la rue. Ils prient et chantent aux ordres d'un meneur, ce qui me semble ennuyeux en diable.

Par contre, entre les deux files de grands, des anges de quatre ans, en longues tuniques blanches, ailes argentées dans le dos, tête couronnée de fleurs, puisent dans de jolis petits paniers attachés au cou par de larges rubans de satin, des pétales de roses aux tons pastels dont ils jonchent le sol dans un grand geste du bras, comme s'ils en semaient.

Des arrêts sont prévus sur le chemin. Reposoirs fleuris à profusion, chaque famille faisant assaut de roses et satin.

Et, dans le milieu de la rue et dans le cours de la procession, marchant sur les pétales roses, jaunes et blancs, les copines !

 

Josette porte le costume guerrier de Jeanne d'Arc en carton argenté. Huguette a l'habit blanc et marron de Ste Bernadette. Un bouquet de roses sur le bras, elle brandit une petite croix de

de bois foncé.

Jojo, christ bien nourri, porte allègrement sa croix sur l'épaule, un coeur rouge vif rayonne en plein milieu de sa poitrine et sa couronne d'épines en carton a tout à fait l'air portable.

 

J'ai tellement envie d'être Jeanne d'Arc. Mais, maman ne veut pas que je participe à cette "mascarade". Elle est intraitable!

 

 

 

 

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Le village

 

Tant pis, puisque je peux vivre à ma manière "la Saint Michel" chez Thérèse, la femme de Félipé.

C'est elle qui se charge de préparer, avant la fête, les gâteaux traditionnels. J'irai aider les femmes à monder les amandes jusqu'à en cuire mes doigts. Et, "trop petite" pour avoir la permission de faire autre chose, j'entendrai et je verrai quand même tout ce qui se passe et se dit.

Mémé Ferrara est là, elle aussi. Thérèse qui habite en face de l'école, est son amie.

Tous les soirs, quand la chaleur tombe, mémé descend s'asseoir sur le trottoir devant la maison de Félipé. D'autres femmes du village y sont déjà installées. Toutes de noir vêtues, le chignon 1900 bien campé sur le crâne, elles racontent mille choses et rient aux éclats pendant que les enfants occupent la rue et que les martinets survolent le tout, ponctuant leur vol rapide de cris pointus.

Les gâteaux de la Saint Michel immangeables, durs comme des pierres! ... Soussamientes et Cie, il faut un an pour en venir à bout. Ils cassent les dents, mais tout le monde en veut.

Faits de miel, d'amandes et de cassonade, ces trucs en forme de S ont tout de même une odeur sympathique. Clou de girofle peut-être ?

Je me contente de les renifler en entendant, au fil des conversations, parler de "Tout doucement"(qui parle et marche comme son nom l'indique), "Pisa-merde" (écrase-merde : il a de très grands pieds), de "la 32" (la mercière), de "Mandjastock" (la marchande de poisson qui mange du stockfisch), "le Paris" (parce qu'il se prend pour la Capitale).

Grand-père Ivanes est appelé "le meillate" parce que son père a perdu toutes ses dents sous la tenaille d'un charlatan de passage.

- "Il disait "c'est celle là qui te fait mal!" et il l'arrachait. "Tu as mal encore? Alors celle-là elle est pourrie aussi" ... Et c'est comme ça que ton arrière grand-père s'est retrouvé meillate."

 

Dans la rue principale, la Djéromina vend les bonbons que l'on choisit dans des coffres vitrés posés à plat sur des tables. Leur forme me plait beaucoup: plus hauts derrière que devant. Térésine porte le lait ... et allaite "tous" les enfants de l'assistance publique (dit maman). Elle élève aussi des chèvres qui passent devant l'école en revenant du pâturage. Je me précipite à la fenêtre dès que j'entends la voix mâle qui les guide en bruits de gorge profonds et calmes dans la chaleur de fin d'après-midi :

 

- "dzja, dzja! Cabrrra, cabrrra!"

 

Francisquéta est rebouteuse mais elle vend aussi des légumes dans une petite boutique donnant sur les escaliers qui vont de l'école de filles au port de pêche.

Et Vittoria habite la maison Assanté, en face de chez nous. Le bâtiment parait immense à mes yeux de petite fille : trois étages et une terrasse : un ancêtre des HLM.

De tous petits appartements, desservis par des couloirs extérieurs couverts, abritent de nombreuses familles qui chantent et crient.

Les enfants se retrouvent dans la cour au portail toujours ouvert: "la cour des miracles" dit maman.

Au fond de cette cour, sur la gauche, dans une toute petite pièce sombre, survit un très vieille petite femme maigre. Elle a être très jolie : ses traits réguliers sont encadrés par un beau chignon  blanc. Mais, Vittoria est aveugle.

 

- "En plus! Si c'est pas malheureux! Ses enfants l'ont abandonnée! Elle a pas un sou!" disent les voisins.

 

Et chacun de lui apporter soit un bol de soupe, soit un morceau de pain ou des fruits, un peu gênés de peur de la vexer.

 

Quand le soleil a réchauffé la cour, Vittoria, toute vêtue de noir, s'assied sur une chaise de bois devant sa porte. Elle a toujours, sur les genoux,. un chiffon noir qu'elle "coud" avec du fil noir. Quand elle a utilisé toutes les aiguillées accrochées les unes à côté des autres sur son ancien sein gauche, elle ne peut pas ré enfiler ses énormes aiguilles au chas immense. Alors, je viens l'aider et on se fait, toutes les deux, un petit brin de conversation. Cela me donne le temps d'examiner à loisir ses rides en résille, ses mains déformées par l'arthrose, ses beaux cheveux blancs, son parler pudique, pendant que les copains jouent à la marelle, aux osselets, aux pignols, au foot où à la pitchaque (minces rubans de chambre à air attachés en gros pompons avec lesquels on jongle du genou, du sternum ou de l'intérieur du pied)

Notre conversation douce est accompagnée du bruit infernal des "carricos" ou "vantraines" (pour train avant, je suppose). Les garçons fabriquent ces engins avec de vieilles caisses de bois et des roulements à billes venus au village avec la guerre. Et ils dégringolent la rue de grande pente qui va de l'école jusque presque au port, dans une course effrénée. Tandis que, pour finir de nous assourdir, deux anciennes enfants de Marie combattent, toutes fenêtres ouvertes, à grands coups de trilles et vocalises sur l'Ave Maria de Schubert.

 

Vittoria m'explique maintenant qu'elle est, de loin, apparentée à la famille de maman. Cela ne me dit rien. J'ai tellement de cousins que je ne connais même pas. Et puis je passe du temps avec Vittoria non pas parce qu'elle est reliée à moi par un hypothétique lien familial mais parce j'ai envie de le faire.

 

Elle tâte les deux nattes épaisses que maman et tata marraine refont tous les matins :

 

- "chacune d'un côté mimi-jolie pour que ça aille plus vite!"

 

Mes cheveux sont tellement épais qu'elles font quatre tresses : deux pour les côtés rejoignent les deux du bas qui se croisent en "berceau" pour s'attacher, au niveau des oreilles par deux noeuds (j'en ai gagné un de plus ... Malheur!)

 

- "Ne bouge pas, ma chérie, il faut souffrir pour être belle."

 

Oui, et il faut manger des carottes pour voir la nuit et du poisson pour être bonne en calcul

Et d'abord, je n'aime pas souffrir et la "beauté", pour le moment, je n'en ai rien à faire, trop préoccupée que je suis par ce qui se passe à l'extérieur.

 

J'explique à Vittoria qu'il a fallu faire une permanente pour que mes cheveux atteignent la longueur nécessaire aux nattes. Elle ne sait pas ce que c'est une permanente. Quelle joie, je vais pouvoir lui apprendre quelque chose! Moi, la petite, à celle qui me donne tant rien que par sa présence douloureusement sereine, sur une chaise dans une cour ensoleillée.

 

En vrai, mes cheveux raides faisaient le désespoir de maman. Un jour, elle décide de m'emmener à Oran, avec elle, chez Antoine, grand coiffeur, Boulevard Galiéni :

 

- " Il faut une homme d'expérience et de qualité pour venir à bout d'une chevelure aussi désastreuse."

 

J'allais avoir ma première permanente. Rêve de beauté pour maman fatiguée de sa sauvageonne. Espoir pour moi d'être, enfin, débarrassée des rubans de satin.

 

Pauvre de moi! Voilà que la masse de mes cheveux désespère aussi le coiffeur. Il affirme qu'il n'aura pas assez de bigoudis.

Bigoudis? Des engins terrifiants!

Des pinces de fer reliées à des fils électriques. C'est l'été et la chaleur infernale sur ma tête s'ajoute à la canicule ambiante et  à une crainte vague: dans la glace quand je récupère suffisamment d'énergie pour me redresser, je ressemble à ces prisonniers aux États-unis : vous savez? Ceux que l'on électrocute sur des chaises.

Mes fesses baignent. Mon dos aussi. Et le poids! Le poids de ma tête qu'épuisée, je ne peux plus tenir droite ...

Supplice! Je veux sortir d'ici!

Maman m'exhorte à la patience, "qualité première" et me suggère de soutenir ma tête en me servant de ma main appuyée sur l'accoudoir. Mais ma main baigne aussi et ma joue glisse désespérément comme si elle voulait rouler sous le fauteuil.

 

Je finis par sortir ... frisée comme un mouton. Personne ne me reconnais. même pas moi. Je suis en tous points semblable à un pharaon crépu.

Le temps que l'ensemble veuille bien défriser un brin suffit à ce que ma toison se retrouve emprisonnée dans quatre nattes.

 

Vittoria hoche la tête en silence. Elle caresse mes cheveux.

Elle semble si bien comprendre que je peux, peut-être, lui dire les poux ?

Ils ont squatté mon crâne après la permanente, allez savoir pourquoi.

Ni Claude, ni Jean-Pierre n'en ont. Je me refuse à interpréter l'évènement.

J'ai droit, tous les soirs, à la séance d'épouillage. Tata marraine et maman, associées une fois de plus, tirent sur les lentes qu'elles écrasent, à mon grand dégoût, entre les ongles du pouce et de l'index :

 

- "ne fais pas la dégoûtée, ce sont TES POUX"

 

Mes poux! Pourquoi ça MES poux! Qu'est-ce qu'elles veulent dire par là ?

Il paraît, répondent-elles, que les poux ne s'installent que sur un organisme qui les appelle et les accepte.

Donc, on peut appeler des choses ou des évènements sans le savoir ni le vouloir vraiment. Peut-être même des maladies? (Je continue, aujourd'hui encore à réfléchir sur la multitude de questions enchaînées les unes aux autres depuis ce jour là).

 

Fascinée, je regarde tomber sur le lange blanc, soigneusement étalé sur la table, les ignobles petites bêtes décrochées par le peigne fin.

Et puis, l'opération semblant vouloir se répéter à l'infini, je m'ennuie ...

C'est Claude qui découvre le moyen de faire coup double :

* garder mon intérêt en alerte

* jouer en utilisant mes poux.

Nous organisons bientôt, tous les deux, des courses de poux avec paris. Quelque fois même nous y invitons Jean-Pierre ... Les coureurs ne manquent pas.

Et, très vite, le racket s'organise: je commence à hurler systématiquement :

 

- Haye, aye,aye! J'ai mal! J'en ai marre qu'ON me tire les cheveux! J'en ai marre de rester des heures la tête penchée sur la table! Je préfère garder MES poux!"

(Et la peau de mon crâne est envahie par les démangeaisons pendant que j'écris.)

Alors maman, excédée, finit par me proposer un marché: je touche un sou par poux exterminé. Je deviens riche. Je peux corser mes paris avec Claude qui se sert de mon élevage sans vergogne.

Il est, en effet, devenu impossible de permettre le génocide. Dès que le massacre journalier me paraît suffisamment important, je fourmille d'excellents prétextes pour arrêter la séance. Il me faut garder quelques spécimens pour repeupler ma tête. Il est important d'éviter de tarir une telle source de revenus.

 

Vittoria rit de tout son coeur.

Et moi qui avait un peu honte de parler de mes poux et de mes marchés marrons.

Pourquoi y a t'il si souvent un décalage entre ce qui est dans ma tête et ce que les autres pensent ?

J'aimerais tant pouvoir ouvrir le crâne de ceux qui

m'entourent. J'aimerais tant lire dans leurs pensées et dans les émotions qui siègent dans leurs ventres. Je ne serais alors plus obligée de tâtonner, de réajuster en permanence pour être à l'unisson. Et j'aurais tellement moins mal ...

 

Vittoria, dans un beau sourire un peu édenté, me dit :

 

- "et la Marie-Rose ?"

 

Et oui, bien sûr que je le connais ce produit détestable! J'en ai perdu mon commerce. Même si j'ai retrouvé le confort ...

Un beau soir, maman a saisi ma crinière pouilleuse, l'a saupoudrée de blanc et a entouré ma tête d'un épais foulard. Elle a fait ça à moi qui ne comprends plus rien à rien si le moindre voile se promène devant mes oreilles ou si mes cheveux ne sont plus librement à l'écoute de ce qui se passe.

Nous avons tout de même attendu en famille et avec la plus grande des curiosité, les résultats de ce produit nouveau ...

 

Depuis ce soir de misère, je n'ai plus jamais attrapé un seul poux. Ma peau a peut-être gardé l'empreinte de l'acte autoritaire qui a détruit ma source de bénéfices. Et je l'avais. bien cherché. Ou alors, la peau de mon crâne et mon corps tout entier ont compris avant moi qu'ils pouvaient ne pas appeler les troubles physiques? Plus intelligents que moi, ils savaient que je ne pourrais pas me satisfaire longtemps de ce genre de petits bénéfices.

Personne n'en sait rien ...

 

Vittoria me dit que je suis une drôle de petite fille qui réfléchit tout le temps.

 

- "tu en as des opinions!"

 

Et oui j'en ai des opinions. C'est normal, j'ai grandi! J'ai six ans et demi.

Et, pour commencer, je n'aime pas du tout Jules, le gardien de la maison Assanté.

 

 

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Les jeux

Il nous empêche de jouer dans la rue devant chez lui sous prétexte que nous faisons du bruit, que nous pouvons casser ses carreaux" etc. ...

Ses colères sont sûrement prémonitoires puisqu'un jour où il hurle très fort après nous, Norbert, d'un seul shoot, fait voler en éclats la vitre de sa salle à manger pendant que Lucien s'attaque à celle de la cuisine.

 

Il nous intrigue aussi, Jules, parce qu'il est un peu contrefait. Petit, malingre, il marche en traînant ses espadrilles en "tchanclettes" (talon replié sous le pied). Sa tête penche furieusement à gauche, cou rentré dans son épaule remontée. Il m'apparaît comme quelqu'un qui ne peut voir qu'un quart de la réalité ...

 

Sa fille unique est une grosse adolescente aux réactions lentes, prénommée Marinou.

Quand les soldats américains nous auront fait connaître le chewing-gum, nous inventerons un nouveau jeu. Ayant mâché les grosses boules roses, nous leur ferons un barrage de nos dents et, nous aidant de- nos mains, nous tirerons sur les deux extrémités en écartant nos bras. Un triangle rose se formera ainsi, tellement étiré qu'il se percera de trous de toutes tailles.

 

Alors, la petite bande, triomphante, psalmodiera devant la fenêtre de Jules au ras du sol :

 

- "la culotte de Marinou

elle est pleine de trous!"

 

Est-ce que nous avons vu sécher sur un fil de grandes culottes roses et trouées? C'est fort probable. Mais peut-être aussi que, frappés par le poids de Marinou et la taille majestueuse de ses seins mous, nous avons descendu notre fascination jusqu'au vêtement qui couvrait ses fesses. Ou bien, il était peut-être plus difficile de faire un soutien-gorge en chewing-gum qu'un slip ? Toujours est-il que le sentiment de basse vengeance à l'égard de Jules via Marinou qui ne nous avait jamais rien fait, nous habitait certainement.

 

Quand je ne regarde pas le père et la fille (je ne sais même pas si il y a une mère), j'aime beaucoup faire, avec les copines, des petits récipients en fango.

Nous en amincissons le fond jusqu'à ce qu'il devienne une fine pellicule, presque transparente, mais pas trop. C'est à qui finira le plus vite son travail d'adresse.

Quand tout le monde est prêt, nous entamons la comptine :

 

"dèou, dèou, mé la pagarrèou

dèou, déou, mé la pagarrèou

dèou, dèou, mé la pagarrèou" (toujours phonétiquement bien sûr)

 

Et, au dernier "èou", nous renversons d'un seul coup sur le sol notre marmite, cul en l'air. Si la préparation a été bien faite, le fond explose dans un bruit mou et nous marquons des points. Je suis un peu jalouse de Claude qui a des mains d'une agilité diabolique (qui a dit que le diable avait cette qualité là)

 

Il gagne souvent quand nous jouons ensemble. Mais, là où il est très fort, c'est aux castagnettes. Elles n'ont rien d'espagnol nos castagnettes. Elles sont faites de deux longs morceaux de tuile que nous tenons entre index et majeur, annulaire et auriculaire. Je suis nulle à ce jeu, mais "ne fais pas cette tête là, ma chérie" dit maman, "c'est normal, ton frère a presque cinq ans de plus que toi"

C'est bien ça que je ne trouve pas normal! Ces cinq ans de plus!

 

Il gagne toujours aussi à la figuéta

C'est un jeu bête et méchant où celui qui tient la ficelle au bout de laquelle pend une cerise, une nèfle ou n'importe quoi, a - je l'imagine ainsi - la position du maître dominant un esclave mort de faim qui essaie d'attraper l'amorce avec sa bouche seulement, pendant que le maître déplace la ficelle pour éviter les dents de l'affamé.

En plus, le maître chante de manière sadique :

 

- "la figuéta si, la figuéta no

con la ma no si, con la mano no"

 

Cet andouille de Claude crie victoire dans les deux positions! J'accepte tout de même de lui pardonner sa manière insolente, méprisante de triompher parce qu'il fabrique de magnifiques habits à mes baigneurs en celluloïd.

L'autre jour, il a crée, pour le plus petit, un habit de jockey superbe. Il lui a même fait une casquette, comme une vraie ...

 

Mais, je ne dirai jamais ... ni à personne que je suis amoureuse d'un lointain petit cousin.

Il fait preuve d'une douceur extraordinaire qui me shoote littéralement. Nous restons des heures assis côte à côte, immobiles, sur les marches étroites de l'escalier en bois de chez tata Rosette et tata Isabelle. Il est si gentil, bien qu'un peu trop mou que je lui offre ma médaille de naissance.

J'ai la drôle d'impression de la piquer à maman, mais je passe outre. Les parents du petit ami la rapporteront à la maison et ma honte en sera décuplée.

J'apprends alors qu'il y a des cadeaux trop importants. Que tout dépend des situations, des moments, de l'âge etc. ... Et si c'était le bon moment pour moi ? Je rue un peu dans les brancards mais j'enregistre.

 

Par contre, je pique aussi des bonbons ou des pièces pour en acheter. Que voulez-vous, c'est ma période douceurs.

Et, assise sur les marches du magasin de Maurice et Isabelle, je dévore mes premières bandes dessinées. Tata en attache les spécimens à un bâti en bois tendu de ficelles. Ils tiennent par des pinces à linge : Tarzan, Mandrake, Filochard, Poum, Pam et Pim ... C'est rigolo, Fillette et la Semaine de Suzette ne m'intéresseront jamais. Même à 11/12 ans quand Frédérique qui habitera, l'été, dans le bas de la villa voisine de la nôtre, insistera pour m'en prêter.

 

Quand j'aurai ingurgité ma culture hebdomadaire, il sera temps d'aller passer la fin d'après-midi avec les copains.

Nous nous agglutinons sur l'un des deux bancs de bois épais en face de la poste, sur Ie haut du terrain vague. Les garçons racontent des histoires avec forces gestes, mimiques et onomatopées.

Comme le banc est surchargé, celui qui parle est obligé de se mettre face au groupe pour être vu et entendu. Dans ce spectacle quotidien, chacun est donc à son tour acteur et spectateur.

Et puis on joue aux devinettes et au portrait chinois. Très souvent, le groupe échoue sur la marche de béton, lisse et fraîche qui mène à la porte sur la rue, toujours fermée, de l'appartement de Jules. Il ne va pas tarder à sortir pour nous renvoyer ... Quel plaisir dans ce rituel !

 

Le jour n'en finit pas de laisser la place à la nuit. Les parties de cache-cache vont pouvoir commencer :

 

- "ma-mère-a-dit-que-c'est-toi-qui-sera-de-piquet-au-bout-de-trois-une-deux-trois."

 

Pendant que le piquet, l'esprit déjà en alerte, évaluant toutes les cachettes possibles, compte, à haute voix, jusqu'à 100, en essayant de ne pas se tromper (ce qui n'est pas évident) on choisit ceux ou celles avec qui on a envie de se blottir dans l'ombre. Petits rires étouffés. C'est si bon de sentir le contact des corps dans cet instant où règnent jeu et complicité. Un émoi vague commence à naître ...

Il y en a deux qui m'intéressent: un grand brun de 18 ans qui me semble être un homme mûr et un petit blond de 15/16 ans. Mais, oh, tristesse! ils préfèrent se cacher avec des filles plus grandes que moi. Que c'est injuste la vie alors! J'ai beau utiliser toute la force de mon désir silencieux, toute l'intensité de ma pensée, je n'arrive à mes fins que trop rarement. Seul le hasard semble déterminer ces situations. Je me sens frustrée. Que c'est long de grandir ...

Maman n'arrête pas de me dire :

 

- "ne sois pas impatiente mimi-jolie. C'est le meilleur moment de ta vie. Le temps te paraît long aujourd'hui, mais quand tu seras grande il passera si vite. C'est maintenant qu'il faut profiter de la vie"

 

Mais c'est CA que je veux faire justement!

Et, moi, je veux tout tout de suite !

 

Et puis, les relations avec les copines ne sont pas toujours égales. Je me bats avec Régine ou Huguette et remonte à la maison en grognant et en promettant à qui voudra l'entendre "qu'entre elles et moi c'est fini pour la vie"

Le lendemain, la paix est faite et le cycle recommence. J'apprends la non exclusivité, le partage, la différence de l'autre et maman est là, toujours disponible à la discussion, à l'explication.

 

Quant à papa, il travaille beaucoup et, multipliant à plaisir ses activités, il dort mal. Il a donc besoin de faire la sieste . C'est difficile de faire silence quand on a 6 et 11 ans et que la vie déborde. Il nous fait taire en hurlant : "nom de dieu de nom de dieu!" et en balançant une chaussure contre la porte fermée de sa chambre. (Hé, hé! serait-il aussi impatient que moi et violent de surcroît? En tout cas, pour les gros mots il est bien plus fort que moi : les siens ont la puissance divine!)

Pourtant, les jours de bonne humeur, il nous permet de monter sur le lit. Là, il nous dévoile son gros ventre nu en disant :

 

- "regardez les enfants, ça ressemble à du flan"

 

Et tous les dimanches, il trimbale femme et enfants dans la traction. Nous allons à Port aux poules dans la maison de vacances de mon parrain.

Là, pendant que "les hommes" font des pêches miraculeuses dans l'embouchure de la Macta ("on ne peut pas vous amener les enfants, il y a des crocodiles") et inventent des lignes de traîne en se portant la contradiction, "les femmes" papotent dans le jardin peuplé de roses que Païto taille amoureusement.

Et la troupe des enfants joue à faire dérailler le train,à se bombarder à coups de pelotes d'algues, à observer les mille insectes du bord de mer, à renifler l'odeur des algues sous le soleil,à visiter les villas abandonnées pour l'hiver et à chercher les crocodiles et les sables mouvants dans la Macta.

 

Maïta se charge des repas. Elle n'y attache pas une importance capitale. Sa cuisine préférée est celle dans laquelle il est possible d'ajouter une louchée d'eau chaque fois qu'un invité imprévu arrive.

Par contre elle croit dur comme fer que la sieste est indispensable à la santé des petits (je crois surtout qu'elle est indispensable à la santé des parents). Dans la chambre commune aux très nombreux lits de fer, quel bonheur de déroger à l'ordre en faisant le moins de bruit possible pour ne pas se faire repérer.

 

En rentrant, je retrouve Jean-Pierre qui passe son temps à démonter tout ce qui lui tombe sous la main: montres, réveils et la grosse Terreau de son père.

Ses grands yeux d'un vert limpide débordent de paisible satisfaction quand il se retrouve complètement environné de boulons et engrenages auxquels il n'arrive jamais à rendre leur utilité première.

 

Mais, ce qui m'intéresse au plus haut point, ce sont les fêtes traditionnelles. Là, j'ai matière à observer tant de choses, de gens, de comportements.

Elles sont, pour moi, comme les westerns que je commence à aller voir au cinéma du village. Je connais, une fois pour toutes, la trame que la musique annonce, toujours de la même manière et, dans ces décors habituels, je peux distinguer les infimes différences dans les personnages et les costumes

 

Bref, les fêtes du village sont ma mine d'or.

 

 

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Les fêtes au village

Je m'investis toute entière dans l'observation de ces aventures qui mettent le village sens dessus dessous.

Tout prend, dans ces moments-là, une coloration différente.

 

Comme papa et maman participent peu à ce genre de manifestations extérieures, j'ai choisi la fenêtre de chez tata Rosette comme poste de vigie

 

Ce soir, la table est recouverte de plats contenant 13 desserts. Tout le monde peut y puiser librement.

L'atmosphère est toute chaude. Mes yeux piquent de sommeil et je sais que, demain matin, les cadeaux découverts dans le débarras il y a quinze jours, grâce aux minuscules changements dans la disposition des piles, m'appartiendront enfin puisque, bien rangés devant la cheminée, ils porteront mon prénom.

J'aurai le droit de les toucher devant tout le monde puisque le jour sera nommé : "Noël".

Je sais aussi que, demain, la rue débordera du peuple des enfants, chacun exhibant ses trésors.

Ma joie diminuera alors parce que, parmi les visages rayonnants, je reconnaîtrai des yeux envieux chez les uns, vaniteux chez les autres et que je n'aimerai pas du tout l'expression des visages des parents aux fenêtres.

De toute façon, maman ne permet pas que l'on sorte nos cadeaux dans la rue et pourtant. ils sont bien modestes.

 

- Noël n'est pas une journée d'exhibition, mais une fête religieuse et familiale. Si tu dois sortir avec ta poupée dans la rue, tu attendras que l'Escalade de la Vanité soit retombée.

 

Ma poupée ... Depuis le début de la guerre, c'est la même que maman repeint et rhabille tous les ans.

 

- Tu sais, ma chérie, une fête n'est pas une fête parce qu'elle est inscrite au calendrier. Une fête, c'est quand on se trouve bien ensemble, au bon moment. Alors on n'a pas besoin d'un grand déploiement d'objets ni de nourriture.

 

D'accord ... peut-être ... si tu veux ... Il y a plein de choses que je n'arrive pas bien à mettre bout à bout dans ce qu'affirme maman. Et puis, ils sont tous dehors les copains et moi je suis là avec ma poupée.

 

En attendant, je peux entendre de très beaux chants venant de l'église toute proche.

Habitée par le sentiment de plénitude qui m'est devenu familier, je promène mes yeux du parvis à la maison de grand-père, du ciel pur à la table, des étoiles aux personnes réunies dans la pièce. Le monde est beau et je suis dedans ...

 

Les cloches vont sonner, tout à l'heure, la fin de la messe.

La foule sortira de l'église et chacun ira souhaiter Noël à son voisin, parcourant ainsi une bonne partie du village.

Je vais rester là, éberluée de voir entrer,dans l'appartement, tant de gens venus saluer, rire et chanter en l'absence de tata Rosette partie faire la même chose ailleurs.

Les groupes parcourent les rues, envoyant très haut dans l'air de décembre, les chansons traditionnelles accompagnées du son de la soumboumba.

Alors, j'irai dormir, rassurée, parce que la fête continuera demain différemment et que très bientôt, j'entendrai les sirènes des bateaux sonner toutes ensembles de longs coups graves et prolongés espacés des sifflets brefs et aigus de ce que j'imagine être les remorqueurs. Je me réveillerai dans la nuit du nouvel an, émerveillée, encore capable de rêver que la joie règne sur la terre.

 

Et puis, pourquoi se faire du souci ? Le printemps est proche!

 

C'est la Mouna.

 

Quelques jours avant la date, les femmes ont pétri et repétri la lourde pâte parfumée à la fleur d'oranger. Elles ont roulé quantité de boules. parsemées de gros éclats de sucre.

Leur production disposée sur un grand plateau de fer recouvert d'un linge blanc, le plateau posé sur le sommet de la tête, elles vont maintenant, l'une derrière l'autre, au four du boulanger. C'est un moment que j'aime.

Pour passer le temps, elles se racontent les trucs infaillibles, hérités des mères et des grands-mères, pour que la pâte lève bien, "pour pas qu'elle aille attraper froid".

 

- Moi, toujours j'ai mis le ciseau ouvert par dessus que ç'est pour couper le mauvais sort.

 

- Moi, ma mère elle mettait le caleçon de mon père dessus pour que la pâte elle lève mieux.

 

- Oye! chez moi on la met sous le lit, comme ça elle entend tout et elle monte plus mieux.

 

Elles rient toutes à grands éclats et, si je n'ai, pour le moment, aucune envie de mordre dans une de leurs mounas; tout me semble exactement à sa place.

 

Mémé Ferrara dit que, de son temps, on faisait cuire beaucoup plus de mounas que la famille ne pouvait en consommer.

On les conservait sur le haut des armoires et on les mangeaient d'abord fraîches, puis rassis, puis grillées ou frites et enfin trempées dans un liquide quelconque.

 

En tous cas, aujourd'hui, le village est inondé d'odeurs et de mounas de toutes sortes et de toutes tailles. Les enfants en arborent avec un oeuf dessus, quelque fois même dans sa demi coquille. C'est tellement beau qu'ils n'osent pas mordre dedans et c'est bon.

 

Tout le monde rit, parle, s'affaire .

on va bientôt partir à la mona

Chaque famille s'éparpille dans la nature pour fêter le printemps.

Chargée d'énormes paniers de victuailles et de mounas bien sûr, la foule cherche les endroits ombragés.

Pour tata Rosette c'est souvent la fontanette, un peu à l'extérieur du village. Ombre ensoleillée, ruisseau, pins maritimes et chênes lièges. Ça sent bientôt la sardine grillée. Les équipes de boules se constituent, les enfants courent dans tous les sens en hurlant, les pépés ronflent et ceux qui digèrent se racontent toujours les mêmes histoires sur comment ne pas attraper un "soppla moco" avec des mounas pas levées ; sur comment ce matin, Maurice il a gagné la course en sac, une cuiller à soupe dans la bouche avec un oeuf dedans ; comment René il a attrapé le jambon sur le mât de cocagne enduit de savon noir.

Et, le meilleur, c'est quand Michel monté sur Robert, il s'est renversé le baquet plein d'eau sur la tête passe que son bâton il a tapé juste sur le bord de l'anneau!

Ils parlent des pitres, des grincheux, des mauvais perdants, des organisateurs invétérés, des gourmands qui ne pensent qu'au jambon ou à la bonne bouteille, des séducteurs, des forts-à-bras ...

 

Je les ai reconnus, c'est facile, les jeux se passent sous les fenêtres de la maison.

Et puis ce soir, j'irai chez Anaïs (la mère de Michel) et je resterai tard dans la nuit pour regarder le bal du haut de son balcon.

Bien entourée par la très nombreuse famille des cousins éloignés je vais pouvoir me dissoudre avec délectation dans l'observation.

 

Sur la place presque triangulaire dominant le port de pêche, Félipé et ses acolytes ont monté la tribune en planches toute entourée de grandes palmes vertes éclairées d'ampoules de couleur. L'orchestre y distribue ses flots de tangos, valses, paso-doble, boléros et rumbas que suivront plus tard "c'est-labombe-atomique", les raspas, sambas, salsas, swings, slows et boogies.

La musique n'est pas la seule à pénétrer dans mes oreilles. Dans la nuit si douce, sous le ciel bleu marine, j'entends aussi les réflexions et le plus petit des commérages. Tous mes sens éveillés. j'ai la sensation d'être capable de percevoir le moindre détail du monde environnant.

Sur la place les jambes bougent de manières très différentes. les pas s'accordent plus ou moins. Femmes et filles dansent entre elles, espérant qu'un Homme séparera leur couple provisoire

Je détaille les costumes, renifle l'odeur de l'air, admire les étoiles et je sens, sur ma peau et dans mon corps, les vibrations de la musique. Un peu jalouse des enfants qui à la périphérie du bal, se trémoussent, gesticulent ou dansent, je me console en distinguant ce qui se passe dans les flaques de lumière mais aussi, dans les zones d'ombre. C'est bien mieux qu'un film.

 

Et je pense à ma honte cet après-midi quand la clique est venue jouer ses airs militaires sous les fenêtres de "monsieur le Maire" qui sont aussi les miennes. Je déteste ces moments!

"Ils" viennent aussi nous accueillir, en musique,à l'entrée du village quand nous rentrons de vacances.

 

- Tu n'as pas besoin de te recroqueviller comme ça sur le plancher de la voiture, me dit papa en riant. Tu vois bien qu'on se connaît tous depuis des générations.

 

- Oui, mais pourquoi ils accueillent pas pareil les autres qui reviennent de vacances ?

 

- Je leur ai demandé plusieurs fois de ne plus le faire pour nous. Mais, je suis un enfant du village et ils sont maires avec moi. Je crois bien qu'ils jouent pour ça.

 

Et voilà, je suis à court d'arguments. Je n'en ai d'ailleurs plus besoin, je peux me relever, la 11 CV Citroën est arrivée devant la maison.

Brrouh! Quelque chose en moi n'aime plus les fêtes.

 

Maman dit en souriant .que je ne changerai peut-être pas d'avis pour la kermesse (je n'y vais plus depuis que j'y ai assisté à la mort accidentelle et ultra rapide d'un homme qui grimpait sur un pylône de l'EGA pour mieux voir le spectacle) mais que la St Jean approche et que .............

 

Ah oui! la St Jean, ça c'est la fête!

 

Je vais en faire des allées et venues, je vais en faire des parlottes pour obtenir des choses à empiler pour les grands feux. Pendant toute la journée, dans tous les quartiers, chacun s'affaire à la nourriture du feu. Vieux meubles, planches, papiers que l'on conserve toute l'année pour cet instant. Mais aussi, cahiers et quelquefois même, livres scolaires: c'est un défilé continu qui ressemble à un rituel sacré.

J'ai un léger chagrin à la pensée que, tout à l'heure, ces vieilles chaises, ces vieux meubles et tous les évènements auxquels ils ont assisté vont disparaître dans les flammes. Mais j'adore les grandes branches de bois semi mort que l'on place en faisceau et qui pèteront si fort et si haut à la tombée de la nuit.

Perdue dans mon anticipation, j'entends à peine les voix satisfaites qui s'exclament :

 

- le nôtre, on le verra jusqu'à St Michel et peut-être même jusqu'à Oran!

 

A la même heure, tous les feux s'allument en même temps. Ils dureront tard dans la nuit. C'est la liesse générale.

 

- Les enfants, ne vous approchez pas tant des flammes c'est dangereux! et ça fait pisser au lit!

(Tiens, je l'ai déjà entendue celle-là)

 

- T'yas vu , t'yas vu comme elle dure longtemps la vieille vantrène de Norbert ?

 

- Tu crois qu'il va lui rester même un lit à celui-là? Parèchè qu'il est en train de jeter tout ça qu'ya chez lui!

 

C'est vrai que, dans l'exaltation du  moment, il arrive que quelqu'un vienne déposer, le plus haut possible sur le feu, une chaise neuve ou encore bonne pour élever la flamme. Souvent d'ailleurs il est suivi à la course et au cri par sa femme ou un membre de sa famille espérant préserver l'objet utile.

Mais, royal et béat, le criminel s'immobilise, le forfait accompli, pour contempler l'effet de son don au bûcher.

 

Le feu va d'ailleurs consommer une quantité énorme de nourriture jusqu'après minuit. Puis on le laissera baisser et, le meilleur moment de l'année sera là.

 

Jeunes, vieux, enfants, tout le monde prend son élan pour sauter par-dessus les flammes. Les garçons roulent des mécaniques et narguent le danger. Les yeux des filles brûlent d'admiration. "Les poils de leurs jambes aussi" dit un idiot.

Les plus jeunes, frustrés, ont fini par allumer un tout petit bûcher annexe avec les restes de bois pour pouvoir, eux aussi, être de la fête.

 

La nuit est très chaude.

 

Je ne le sais pas encore, mais l'un de mes derniers feux de la St Jean sera celui de la nuit avant le BEPC.

Jusqu'au petit matin je sauterai par-dessus les bûchers de tout les quartiers, pendant que maman et tata-marraine, folles d'angoisse, réviseront l'histoire et la géographie à ma place. J'étais certaine, ce soir-là, d'atteindre au moins la lune d'un seul grand bond tant j'accrochais de regards brillants pour mes 13 ans pleins de vie.

 

La vie ... La mort aussi ...

 

Chaque année, depuis la fin de la guerre, les bateaux de pêche quittent le port, à la même époque, pour se rendre à l'endroit où La Bretagne repose sur les fonds. Par beau temps, on voit d'ailleurs encore sa tourelle.

Une petite fille habillée de blanc, attend la fin de la prière pour lancer à l'eau une couronne de fleurs,pendant que les femmes de pêcheurs poseront, sur la surface, les bouquets destinés aux victimes de l'attaque anglaise.

J'ai été l'une de ces petites filles et je me souviens qu'au moment de lancer mon bouquet, m'est revenue aux oreilles la litanie entendue au village :

 

- il ne faut pas manger des crevettes pêchées dans le port, elles sont grosses de la chair de ces pauvres malheureux.

Et ...

 

- Rendez-vous compte! On en a retrouvé de ces pauvres noyés que leurs squelettes ils étaient soudés les uns aux autres tellement la peur elle a du être forte!

 

Mes fleurs, pleines de vie et de couleurs, m'ont paru dérisoires et même quelque peu insultantes.

 

Mais, arrêtons d'anticiper.

 

Le 13 juin 1945, je n'ai que 6 ans 1/2 et papa rentre à la maison l'air radieux :

 

- Henriette! les enfants! Marie! en voiture! nous allons à Aïn-el-Turck. Je viens d'acheter une villa! Un prix dérisoire! 4000F! Bien sûr, il y aura des travaux à faire ...

 

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La villa

La famille plus tata-marraine s'entasse dans la voiture. Chacun pose un millier de questions. Dans le rétroviseur, les yeux de papa se tordent de rire parce qu'il ne peut pas répondre à tout le monde à la fois.

Contrairement à l'habitude, je n'observe pas les détails de la route, si belle pourtant: mon crâne est envahi d'interrogations impatientes.

 

. .. Aïn-el-Turck ...

 

Nous passons devant l'arrêt des cars de la Sotac. Il fait face à la place du village, terre battue aux abords plantés d'arbres rabougris, déjà desséchés par le soleil de juin.

La traction tourne à droite dans la rue principale, large et courte.

La mer est là, tout de suite, en contrebas, sous le blanc monument aux morts en piteux état : les voitures trouvant apparemment le tournant trop aigu sur la gauche, rognent, tous les jours un peu plus, la base de la statue.

 

- L'Allée des Villas! claironne papa en s'engageant, à gauche, dans un chemin étroit au revêtement mangé par les nids de poule, le sable et les herbes maritimes.

 

Silence total dans la voiture. La Citroën roule lentement. Chacun attend l'instant de la rencontre.

Pour le moment, rien n'arrive. Les villas défilent de part et d'autre de la route.

 

- Ne vous inquiétez pas, dit papa. Ça va s'arranger tout ça. Tout sera rénové bientôt, c'est un si beau coin!

 

Il doit en savoir plus que nous. Ce qui s'offre à l'avidité de nos regards est plutôt rustique. A intervalles réguliers, de longs passages étroits descendent vers la mer en escaliers de pierres éboulés par endroits. De l'autre côté du chemin des venelles ensablées remontent la colline à 45 degrés.

Notre impatience tombe un peu dans l'observation des détails crépis des murs souvent lépreux, peintures passées mais bâtiments très vastes, la mer scintillant en bas.

Je n'attends plus rien quand papa dit:

 

- la voilà!

 

Est-ce celle de gauche à l'immense portail de fer vert foncé? De très hauts murs blancs ensevelis sous l'exubérance des bignones rouges? Derrière, il y aurait quoi ?

 

- Non, non! dit papa. Pas celle-là! Celle de droite!

 

Une grille, les pointes acérées tordues par l'air marin, au-dessus d'un muret blanc. Au milieu, un grand portail de fer bordeaux ...

 

Vite, vite, descendons!

 

Mince! comme dirait tata-marraine qui ne dit jamais merde, je suis trop petite pour voir par-dessus le muret.

 

- Je veux voir! Je veux voir! Pousse! Pousse la porte! Elle est coincée!

 

Entreprise difficile. Le portail, déformé, est bloqué par la terre, les herbes, les feuilles mortes. J'ai l'impression que nous pénétrons en force dans le château de la Belle au Bois Dormant. Un large escalier conduit, en trois ou quatre hautes marches, à la cour en contrebas.

Sensation de sombre, d' humide, d'abandonné.

Quatre arbres énormes obstruent le ciel. De grosses lianes en pendent qui touchent le sol ... Tarzan ... La jungle ....

 

- N'allez pas par là, les enfants, ça pourrait être dangereux. dit maman.

 

La cour est flanquée de deux longs bâtiments en mauvais état. Contre celui de droite, une hideuse petite cuisine a été accolée. En face de nous, la maison blanche, basse, rectangulaire. Une porte massive, étroite, une grosse poignée ronde au milieu. Odeur un peu moisie. Couloir, pas très long, fermé par deux persiennes que l'on pousse.

La salle est claire, immense.

 

- Au moins 100 m2 ! dit maman.

 

Six volets anglais sur chacun des deux côtés de la pièce. En face, une immense baie vitrée en hautes portes à petits carreaux, encadrée de deux fenêtres. Derrière, une terrasse en demi-lune qui devrait surplomber la mer.

Mais je suis toujours à la sortie du couloir,bloquée par le groupe des parents, statufié.

Papa rit, attendant les réactions de maman qui, éberluée, balaye du regard le haut des murs en murmurant :

 

- mon Dieu .....

 

Sur quatre côtés, en frise de grande taille, des peintures porno, légendes en anglais.

- Marie, ne regarde pas, dit papa à sa soeur en riant. Puis, plus sérieux: la maison a peut-être servi de bordel aux américains.

 

Ce qui est sûr, c'est que cela ne m'intéresse pas. C'est la maison toute entière que je veux connaître tout de suite. Pour le reste, nous verrons plus tard.

 

Au beau milieu de la pièce, une très grande table ripolinée de blanc. Je m'appuie dessus. Elle s'écroule et moi avec.

 

Maman hurle :

 

- les termites!!!

 

Ah, c'est ça les termites ces larges colonnes sombres d'insectes bizarres montant et descendant le long des murs.

 

- Mon Dieu, quel travail! dit maman qui n'a même pas encore terminé sa visite.

 

Je trouve qu'elle appelle beaucoup Dieu ces temps-ci. Et je l'imagine déjà, courant dans tous les sens, chargée de casseroles d'eau bouillante ou d'alcool à 90° et d'un torchon de journal enflammé pour "détruire-Ies-destructeurs". Elle fait ça avec les fourmis.

Elle va organiser son massacre. Faisons-lui confiance, la maison sera bientôt très propre.

 

Je peux continuer ma découverte, aller vers le soleil droit devant, sur toute la largeur de la pièce.

Le bois des portes fenêtres est déformé par l'humidité, les serrures sont rouillées. Il m'est difficile de tirer vers moi cette empêcheuse-d'aller-sur-Ie-balcon.

J'y suis enfin et là, quel spectacle!

Le balcon avance, comme une proue de navire, pour découvrir la baie immense, les plages, les dunes et les promontoires rocheux du Cap Falcon à gauche et de Saint Roch à droite.

C'est magnifique ... La mer offerte aussi loin que mes yeux peuvent voir.

 

Sous le balcon en demi-lune il y a encore une grande terrasse, submergée d'herbes sèches. Une balustrade de bois la délimite. Je commence à comprendre que, de gradins en paliers, la maison finit, loin en bas, au ras de l'eau.

Retour précipité dans la pièce immense qui s'appellera "la véranda". Sur la gauche, une grande porte à deux battants. Une volée de dix hautes marches de béton mènent à la terrasse aux herbes. Elle borde un appartement et une buanderie.

Pas le temps de visiter, nous verrons plus tard.

Un escalier de pierres suit tout droit les marches de béton. Un petit portail de fer surmonté de piques. un virage à 90° sur la droite ... Le Paradis!

Un escalier, en grande partie éboulé, zigzague dans les herbes, les tessons de bouteilles de bière et les centaines de couleuvres jusqu'à la plage déserte. C'est -un ancien jardin, immense, fermé au ras du sable par un mur de pierre et un grand portail de bois. Au-dessus de nous, la villa domine de très haut.

 

C'est le délire. Pas le temps de goûter l'eau. Ni la chaleur du sable. Je n'ai pas tout vu. Vite, remontons!

Des chambres sombres, vides, humides. Pas de salle de bains. Un WC à la turque dans la cour donnant sur la rue.

 

C'est une maison de rêve. Claude et moi sommes déjà les héros d'un roman d'aventure, cherchant à résoudre un affreux mystère ou des explorateurs en quête du Trésor, ou Tarzan suivi de Chita dans les vieilles lianes ...

Et le garage de droite! Nous y entrons dès que maman a le dos tourné ... Ruine de palais inca. Embûches magiques. Seuls les plus forts parviennent au Trésor Sacré ...

 

Un froissement inquiétant dans les feuilles mortes et les planches écroulées. Un cri rauque et bref ...

 

- Maman, j'ai peur!

 

Déboulant d'un tas de vieux bois mouillé, une affreuse petite poule, les yeux exorbités et le cou tellement long et tordu qu'il repose sur son aile .

 

- Comme Jules de la maison Assanté, je dis à Claude.

 

Ce doit être l'âme ou la gardienne de la maison. Je suis persuadée qu'un criminel infâme et mangeur de poules a essayé de la tuer en roulant un manche à balais sur son cou. Elle a survécu et son tueur, effrayé, l'a abandonnée là.

Nous la baptisons, sur le champ, "Popeye" et,sans penser une seconde à lui donner à manger, nous partons dans les arbres.

 

Au fil des mois, les travaux d'assainissement d'abord, d'amélioration ensuite, se poursuivent.

J'ai un peu de regret en voyant disparaître le garage de droite, la petite cuisine hideuse et ses WC, le portail de fer. Même si une jolie cour pavée de briques et de cassants colorés vient entourer des bacs à plantes et à fleurs.

Trois arbres ont été abattus. Celui en face de la chambre des parents a été conservé pour que maman arrête de râler "qu'on n'abat pas des arbres comme ça : c'est un crime !"

L'escalier d'entrée occupe une partie de la place de l'ancien garage. Un banc d'azuleros accueillera maman à l'ombre pendant les après-midi trop chauds. Nous avons gagné une salle de bains, des WC, une cuisine prolongée d'une terrasse, au-dessus de la buanderie, face à la mer. Devant la buanderie, des anneaux, un trapèze, une corde à grimper attendent nos instincts sportifs.

Le terrain vague du bord de mer est devenu jardin de rocaille. A angles droits, des escaliers aux marches très basses conduisent à la plage. Une douche nous permettra de "remonter propres" à la maison. Nous nous en servirons, bien sûr, le moins possible: c'est si bon le sel sur la peau quand on lèche son bras après le bain.

Maman a mis des plantes plein la véranda et autour du salon de rotin. Le menuisier de la Sotac a fabriqué trois énormes chaises longues dites coloniales.

Plus tard, nous installerons, dans cette grande pièce, une table de ping-pong et un billard américain.

Même l'appartement du bas que personne n'habitera, est refait à neuf. Et papa cultivera fleurs puis tomates sur la terrasse qu'il appellera "ma ferme".

Les arbres faisant défaut, les lianes surtout, nous grimperons sur le toit plat et, de maisons en maisons, nous irons ainsi, en de lointaines expéditions, découvrir d'autres cours, d'autres mondes, imaginer d'autres modes de vie.

Puis, nous grandirons et les toits ne suffiront plus.

 

Mais, je n'ai encore que 7/8 ans.

Nous faisons une course de patins à roulettes sur le carrelage lisse et coloré de la véranda. Papa arrive et nous le persuadons d'essayer. Vite!,avant qu'il ne change d'avis, nous attachons les patins à ses pieds. Quel fou rire! Il ne tient pas debout, hurle, tombe à la renverse. C'est un vrai plaisir de voir son autorité dégringoler dans la joie.

 

Jean-Pierre, le cousin, est très souvent invité. Nous faisons des course de vélo tout autour de la grande pièce: gymkhanas diaboliques menés par Claude qui me renverse un jour et m'enfonce, dans les côtes, un gros morceau de son guidon.

 

Parce qu'il est toujours là celui-là avec ses idées mauvaises.

 

Nous sommes dans l'eau et un concours de plongée en apnée est organisé. C'est à dire que l'un de nous s'allonge sur le ventre et plonge sa tête sous la surface pendant que les deux autres comptent les secondes à haute voix.

Mon tour arrive. Claude se précipite sur moi et, de toutes ses forces, maintient ma tête sous l'eau pendant que Jean-Pierre, effrayé, prend ses jambes à son cou." Mes poumons brûlent. J'essaie désespérément de me dégager, impossible. Je me noie. Qu'est-ce qui le décide à me lâcher? Dieu seul le sait, comme dirait maman.

Je regagne difficilement la plage. Mes jambes me sont devenues étrangères. Ou bien elles ont disparu. L'air sort de ma gorge en sifflant très rauque. Un son qui ressemble beaucoup au cri de Popeye, en plus fort.

 

- Ah qu'on s'est bien amusé aujourd'hui!

 

J'en suis persuadée en plus.

De temps en temps, tout de même, j'essaie de me "plaindre auprès de maman ou tata. le message ne passe pas : Claude est un si gentil garçon, si doux.

C'est moi qui ment ...

 

Et pourtant, s'il n'était pas là, ce traître, comment pourrions nous inventer tous ces jeux plus excitants les uns que les autres

 

A la tombée du jour, dans les périodes où la mer a apporté sur la plage de grandes quantités de sable doré, nous descendons tous les trois armés de pelles, de fines branches d'arbre et de journaux :

 

C'est la nuit des pièges.

Dans les endroits de grand passage, nous creusons des trous très profonds, jusqu'au moment où l'eau affleure.

Les branches en croix, les pages de journaux par dessus, le sable étalé précautionneusement sur cette nouvelle surface: c'est la partie la plus difficile de l'entreprise.

En effaçant nos traces, nous rêvons aux cris que poussera celui qui, perçant la mince pellicule de sable, tombera au fond du trou ... Et encore, on est bien gentil, on n'y a pas mis de pieu taillé en pointe pour que nos victimes s'y empalent.

 

Notre piège aux grands fauves d'Afrique est prêt.

Nous regagnons nos lits. Le sommeil est précédé de récits de chutes abominables. La chambre des parents est de l'autre côté du couloir: ils ne seront pas dérangés par nos rires étouffés.

Le lendemain, ils seront ahuris de nous voir debout si tôt, explorant la plage.

Nous trouvons souvent des pièges effondrés, mais, hélas, jamais rien dedans.

 

- Mireille, le chapeau!

 

Que maman est belle dans ses longues robes de maison ; légères cotonnades fleuries bordées de broderie anglaise.

 

Mais, qu'est-ce qu'elle m'embête aussi.

 

Le premier bain ne doit pas durer plus de 10 minutes (il faut s'habituer progressivement au nouveau milieu: l'eau de mer en l'occurrence). On ne reste pas au soleil sans chapeau. Sauf, si on mouille ses cheveux. Pas de torse nu trop longtemps exposé aux UV (les poumons!).

Torse nu, sans chapeau, je surveille le balcon d'un oeil intermittent.

Là-haut, très loin de nous, hors de portée de voix, toutes petites, coiffures bouclettes-peignettes d'après guerre, elles sont là toutes les deux, maman et tata-marraine, nous surveillant. Censeurs et protectrices en même temps. Si elles nous regardent, rien ne peut nous arriver. Nous pouvons donc tout tenter.

Quand elles estiment que le temps de baignade est suffisant, qu'une imprudence trop grande se prépare ou que le repas est prêt, l'une ou l'autre donne un très bref coup du sifflet à bille qui leur sert habituellement à ponctuer les exercices de gym à l'école maternelle.

 

Elles descendent très rarement sur la plage. Elles n'aiment pas l'eau.

Quand il ne fait pas trop chaud et que les vagues ne viennent pas battre la base de la villa, elles s'assoient toutes les deux, à l'ombre du mur, sur les dernières marches. Leurs pieds nus dans le sable me semblent presque impudiques.

Quelque fois, quand la mer est très calme, elles marchent dans l'eau, le long du rivage: "c'est bon pour la circulation", et elles comptent les poissons que nous sortons de la mer au bout de nos roseaux: petites palomines brillantes, d'un gris presque blanc. La friture du soir est vite là.

Que c'est bon de se sentir utiles, pourvoyeurs de repas, les pieds dans l'eau dans le soir tombant. Plaisir intense de fraîcheur sur la peau tannée par le soleil, mouvement lent du sable sous nos pieds quand la vague douce et chaude se retire. Dans le silence de la plage déserte, spectacle immense du coucher de soleil derrière les dunes et le phare du Cap Falcon ...

 

Les soirs où la mer s'agite, emportant à chaque coup de boutoir le sable de la plage ; les soirs où les rochers réapparaissent (et je connais si bien chacune de leurs anfractuosités), papa descend pêcher au lancer.

Ces jours-là, il nous a été impossible de creuser le sable près de l'eau pour trouver des vers. Et la mer est trop forte pour que nous puissions utiliser nos petits roseaux.

De temps en temps, papa me permet de tenir la canne à lancer devant la mer déchaînée. Fière de cette preuve de grande confiance, les dents serrées, morte de froid, je tiens bon dans l'épreuve. Et, si le hasard me permet la capture d'un gros poisson, modeste je le mets avec les autres, persuadée que papa saura le montrer ce soir, racontant à tout le monde comment je me suis bien débrouillée.

J'attendrai alors que le sable vienne de nouveau enrober les rochers pour me mettre à chercher des vers. J'ai envie de pêcher un autre gros poisson toute seule, sur la plage, avec mon petit roseau. Même si je sais que c'est impossible.

Et puis, j'aime chercher des vers. Même si je les remets dans le sable après. Ça ressemble à la découverte d'un trésor archéologique.

Je creuse, près de la mer, une cuvette dans le sable. Une petite tranchée permet à chaque vague de renouveler l'eau. Je remue légèrement le fond et des dizaines de vers apparaissent comme par magie. Recroquevillés, ils ressemblent à de minuscules couronnes de pain rosé.

 

Et puis, ça me repose des saute-mouton et autres courses le long du rivage, organisés par les garçons. Je déteste quand ils me disent, l'air narquois

 

- toi d'abord t'es une fille. Et t'es plus jeune que nous. Alors, on te laisse dix mètres d'avance. Ou, on baisse le mouton pour tes petites jambes.

 

Et puis, je m'en fiche parce que, sur les lièges, je suis aussi bonne qu'eux et même, des fois, bien plus forte.

 

Tous les ans, papa ramène de chez Saint-Pierre (propriétaire d'un grand domaine viticole où mon parrain est oenologue) une provision de grandes demi écorces de chênes-lièges.

A plat ventre dans le creux du liège, pagayant de nos bras, nous rentrons tête baissée sous les rouleaux des vagues jusqu'au moment où la profondeur de l'eau empêche qu'elles ne se brisent. Là, il suffit d'attendre. Les vagues, irrégulières en hauteur, arrivent en général par cycles de trois moyennes suivies d'une plus grosse.

Face à la plage, à plat ventre, à quatre pattes ou sur les genoux, portés par nos écorces, nous guettons la première déferlante et là, c'est le plaisir de la vitesse en équilibre ou l'enfer provisoire de la noyade. La mer nous emporte jusqu'au rivage.

Quand toutes nos supports ont rendu l'âme, nous allons de la même manière, à la nage sous les rouleaux, vers le large et, choisissant la bonne déferlante, nous plongeons bien parallèles au niveau de l'eau, un peu à l'avant de l'écume. La force bouillonnante nous pousse alors, à une vitesse folle, vers le sable.

 

Et, je me souviens qu'adolescente, je me suis une fois lancée dans un rouleau tellement gigantesque que le souffle m'a manqué en cours de route. Prise de panique, submergée par le terrible bouillonnement de la vague, j'ai, instinctivement, tendu les mains à la recherche vaine de n'importe quoi pouvant arrêter ma course noyée et, j'ai rencontré quelque chose ... Le maillot du prof d'arabe du lycée! Maillot que j'ai arraché, professeur que j'ai renversé, mais souffle que j'ai retrouvé.

 

Les jours de gros temps éveillent, dans nos esprits d'enfants, des envies de terreur quand la nuit tombe. Nous jouons aux fantômes ou à Frankenstein en éclairant le bas de nos visages avec une bougie. Puis, l'un de nous se recouvre d'un vieux drap troué à l'emplacement des yeux. Il doit retrouver les autres qui, morts de peur, se sont cachés dans la maison.

On peut être sûr de découvrir Claude perché, tout recroquevillé, sur les plus hautes étagères des placards.

 

- Là où personne ne pense aller! dit maman.

 

Un jour où, fantôme moi-même, je passe devant l'armoire à glace de la chambre des parents, je me fais une telle peur que j'abandonne, pour la vie, la participation à ce jeu que je trouve tout à coup complètement idiot.

 

Pendant toutes ces années, nous n'avons aucune relation avec les enfants du voisinage. Nous vivons en autarcie totale.

Pêche, bains, escalade, jeux. Le soir, Jean-Pierre s'endort à table et nous nous moquons de lui. C'est peut-être une manière de nous venger de sa capacité extraordinaire à ingurgiter des quantités industrielles de raisin. Jamais nous ne pourrons en manger autant.

Impassible, méthodique, absent au monde qui l'entoure, il a l'air d'un robot aux yeux éteints qui, à intervalles réguliers, ouvre la bouche. Le bras automatique amène le grain. Deux mastications. Une déglutition. la bouche s'ouvre. le bras automatique . ......

Il nous ferait presque peur.

Heureusement, nous sommes plus forts que lui aux concours de saut en hauteur : deux bois flottés reliés par un élastique de jokari que nous mettons de plus en plus haut.

Il perd aussi au jokari et, quand nous jouons à Tarzan, il se laisse imposer le rôle de Jane ou je lui pique celui de Chi ta. Tarzan, lui, ne supporte ni le partage, ni l'échange.

 

Pendant les trois mois d'été, nous vivons comme trois enfants sauvages, les cheveux raides de sel et, si noirs de peau que mémé Ferrara ne veut plus nous regarder tellement nous lui faisons honte.

Elle me parle d'une époque préhistorique où les jeunes filles ne se baignaient jamais ou alors toutes habillées. Elles ne s'exposaient jamais au soleil, protégeant leur peau laiteuse sous des ombrelles.

Elle n'est pas du tout convaincante, mémé.

 

Par contre, j'ai grand plaisir à apprendre à danser, avec elle, la mazurka, le quadrille, la Polka piquée. Moins pour la danse que pour la joie de voir revivre, dans cette femme qui me paraît très vieille, dans son corps lourd, des airs de jeune fille.

Et puis, j'ai huit ans et j'aperçois, dans la partie basse de la villa de droite, une fille de mon âge. Assise sur une vieille chaise longue, dans un coin de la terrasse couverte, sombre, humide, elle semble être sortie des pages d'un roman.

Blonde, blanche, une robe à volants, des socquettes sous ses sandales, si différente de moi, comme elle me paraît belle. L'impression de rêve éveillé est renforcée par le fait que, depuis l'achat de la villa, j'ai toujours connu la maison contiguë inoccupée.

 

Moi qui dévore les aventures de Popeye, Mandrake et Cie, je la vois lire des journaux illustrés que je ne connais pas. Ma curiosité poussée à l'extrême, j'en arrive même, un jour, à escalader le mur mitoyen pour examiner ces fameux journaux abandonnés sur la table pendant qu'elle marche sur la plage en compagnie de sa mère ... Lisette, la semaine de Suzette ....

 

Je suis tombée amoureuse d'une image féminine; c'est sûr. D'une semblable et toute autre que moi-même.

Mais je ne fais, par timidité, aucun travail d'approche. Par timidité ou peut-être pour pouvoir continuer à rêver car ...

 

Un jour, sa mère demande à maman si elle veut bien me permettre de venir jouer avec sa fille.

Après les premières joies de la découverte, la réalité va, hélas, faire dégringoler mon rêve.

Je m'ennuie un peu avec Frédérique qui ne se baigne pas, qui ne sort pas, qui accueille chacun de sa petite révérence tout droit venue du temps où mémé dansait la polka. Elle est trop goûter-àCinq-heures, broderies-chaise-Iopgue et pas assez pêche à la ligne. Et puis, dans ses journaux, je ne retrouve pas les mystères de Mandrake ni les facéties de Pim, Pam, Poum.

 

Je me détache de ces longs cheveux blonds, toujours si bien coiffés, de cette allure si délicate.

Tant pis. Je vais vivre avec mon corps brun, mes cheveux raides, mes jambes sportives. Si on me dit que "j'ai la beauté du diable" et bien, tant pis pour moi! Je ne trouve aucun plaisir à être bien coiffée, apprêtée comme les filles de bonne famille.

Et puis, je préfère découvrir, contempler, apprendre,

toucher ... et un évènement se prépare ...

 

Je vais bientôt entrer au lycée puisque je travaille l'examen de 6ème dans la classe de Mme Dubois.

Elle est bizarre Mme Dubois. Sèche, les yeux et les cheveux gris, elle met ses petits seins sous la ceinture de son tablier.

 

 

 

La maison de mon enfance

avait les pieds dans l'eau

La maison de mon enfance

avait la tête au soleil

 

Dans les escaliers de la maison de mon enfance

les escaliers qui descendaient dans l'eau

tout un peuple lézard-couleuvre

une forêt de cactus

monde de roche et sable

la mer en bas

 

Sur le toit de la maison de mon enfance

blanc pur

bleu d'azur

soleil blanc

lignes d'arête

ombre· absente

monde sans pitié

spiritualité

 

Entre le ciel et l'eau de la maison de mon enfance

fraîcheur de source

lumière dorée

tamisée

plantes vertes

statue blanche

fauteuils d'osier

amour toujours

 

Rires frais

odeurs palpitantes

jeux d'enfants

conversations

amour toujours

 

Dans les jardins de la maison de mon enfance

hibiscus

bananier

carreaux frais

générosité

amour toujours

 

Dans la maison de mon enfance

mon vieux coeur vient de passer

 

 

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L'entrée en sixième

J'ai échoué, à neuf ans, dans la clase du certificat d'études primaires: la préparation à l'examen de sixième ne déplaçant pas encore les foules, je suis seule à faire ce travail chez Mme Dubois.

Je suis enfin dans la classe des tétés.

Les élèves de la classe de fin d'études ont entre 14 et 18 ans. Leurs seins lourds ou pointus tendent fièrement leurs tabliers et moi, je suis plate comme une limande.

Un rêve fou m'habite depuis le début de l'année: puisque je fais partie de cette classe, mes tétés vont pousser!

Sûre du résultat, je n'ai plus qu'à attendre.

 

Pendant ce temps, Mme Dubois que j'ai l'air d'agacer profondément, me garde pendant les récréations, pour me faire ingurgiter le programme de l'examen. Exercices et problèmes me sont proposés en grand nombre et de manière très directive.

De plus, comme maman et tata n'ont aucune confiance en la pédagogie de la directrice de. l'école de filles, elles me font travailler à la maison dès que je rentre.

Je passe donc une année assez abrutie par le travail scolaire.

 

Jean-Pierre, d'un an plus âgé que moi, travaille lui aussi l'examen avec tata, mais, à sa manière.

Il nous rejoint dès la sortie des classes pour nous annoncer

 

- bon, je reviens. Ma mère m'a dit d'aller chercher mon goûter à la maison.

 

- Dépêche-toi, mon chéri, dit tata. En attendant, je vais commencer les problèmes avec Mireille. Elle est moins bonne en calcul que toi.

 

Une demi-heure plus tard, Jean-Pierre est de retour avec un énorme sandwich qu'il mâche avec sa lenteur habituelle, les yeux remplis de rêve.

 

- Mâche bien, mon chéri, tu commenceras à travailler dès que tu auras fini.

 

Une demi-heure plus tard.

 

- Tata, dit Jean-Pierre, j'ai envie de faire caca.

 

Pendant ce temps, obéissante, je travaille, malheureusement pas au même rythme que tata: elle est d'une lenteur qui me désespère.

Tous les jours, elle prépare notre programme de travail. Au bout de trente à quarante minutes, j'ai fini. Alors, elle me fait faire et refaire la même chose pendant deux heures.

Je transpire. Ma vision se trouble. La réalité s'estompe progressivement. Je ne vois plus que son index tapant et retapant sur une règle de grammaire que j'ai déjà répétée cent fois.

Il est très particulier son index. Je distingue chacun des pores de la peau sèche. L'ongle est rectangulaire, coupé court, soigné. Je compte les cannelures sur la surface. Exercice très difficile puisque le doigt bouge tout le temps. C'est plus facile quand il suit le mot à mot des lignes d'une leçon.

Je vérifie mille et une fois que le nombre des cannelures est toujours le même ... toujours le même ... toujours le même ...

 

Un après-midi, pendant le cours-de-géo-du-programme-du-certificat-d'études, Mme Dubois ébauche une carte de France et, plus nettement, l'estuaire de la Gironde.

Il ressemble à une carotte géante, bien plus grosse en proportion que la carte de géographie toute entière.

 

- Adiou, quel estuaire! je dis.

 

Pauvre de moi. J'aurais mieux fait de somnoler comme les autres, ou de gratter obsessionnellement les encriers pour en extraire les crasses.

Elle me saute dessus, en furie, me hurlant aux oreilles que je lui fais passer la plus mauvaise année de sa vie de Directrice d'école ! Que je sème le désordre dans SA Classe! Elle ne s'occupera plus de moi! Et, pour commencer, comme je suis l'Indiscipline Incarnée, je vais lui faire le plaisir de nettoyer TOUS les cactus qui ornent les fenêtres de la classe en passant un chiffon mouillé entre les épines.

 

Je rentre à la maison, les mains bien plus grosses que l'estuaire de la Gironde, la carte et le tableau compris.

Ça brûle et ça pique. C'est la vie!

 

Je suis reçue à l'examen avec des notes tellement élevées que je suis orientée d'office dans une classe d'allemand première langue.

Je voulais apprendre l'anglais, tant pis. Mes seins n'ont pas poussé, tant pis.

 

Par contre, j'ai échoué, pour un demi point, au CEP (Hi! Hi!)

 

- Ce n'est pas grave, ma chérie. Il fallait le passer. C'est bien de s'habituer aux examens.

 

Le lycée Stéphane Gsell est un ancien couvent.

Dans la grande cour ombragée, les classes se mettent en rang cinq minutes avant le début des cours. Les philos sont le plus près de la sortie et les dernières rentrées. Les sixièmes côtoient la classe de musique et le réfectoire.

Le Censeur et les Surveillantes trônent sur le perron.

A la porte, on a installé un Cerbère : concierge mou, brun et bête.

 

Je suis une demi-pensionnaire sans appétit.

Le chauffeur m'amène le matin et me ramène à six heures le soir. Il est grand, mou, blond.

Pendant le voyage, il me raconte des histoires de femmes qui mettent et enlèvent leur corset.

Je m'ennuie dans mon joli manteau de' velours de soie marine, col de satin.

Un jour, il me propose de m'asseoir à côté de lui: il veut me montrer un jeu. Sans grande envie, j'accepte tout de même en me disant: on ne sait jamais ... De toutes façons, ça ne peut pas être pire.

Si, c'est pire!!! Il se met à vouloir me tripoter les jambes! Un immense dégoût me submerge. Je donne des poings, des pieds et des dents; j'ouvre la portière pour sauter en marche. Il se calme tout rouge.

 

A la maison, maman a des larmes plein les yeux. Le lendemain, nous avons un nouveau chauffeur.

 

Bizarrement, cet épisode m'a redonné la vie.

Curiosité, observation, participation. Les anciennes capacités se bousculent au portillon, plus une: je l'ai échappé belle. J'ai l'intime conviction que je me suis mise en état de subir, donc, j'ai subi.

Peut-être influencée par les deux sentences que papa me demande d'avoir toujours sous les yeux, je vais trouver maman pour lui dire

 

- je ne veux plus travailler avec tata, elle me fatigue.

 

Tempête dans la cuvette familiale (maman s'explique avec tata), suivie d'un compromis: tata s'occupera du latin et de la grammaire et maman sera disponible pour le reste. Ordre à tata : elle ne doit répondre qu'à mes demandes

 

- La petite est assez intelligente pour savoir ce dont elle a besoin.

 

OUF!

 

Au lycée, je me lie d'amitié avec Liliane, Aimée, Sylvette, Yamina et Leila. Je fais partie de l'équipe de rugby montée par le prof d'allemand qui ne connaît, dans cette langue, que quelques mots et beaucoup de chansons ( sa formation s'étant faite pendant un séjour dans un camp de travail obligatoire).

Je fais des prouesses en saut en hauteur, je me bats, au réfectoire, à coups de bombardes (cuillers à soupe chargées de petits suisses).Et, pendant l'étude du soir, je fais l'éducation sexuelle de mes voisines. Je sais tout sur l'ovulation, la procréation, le plaisir. Maman a fait de moi une mine de renseignements.

En observant les mines ahuries de mes auditrices, je commence à prendre conscience de la chance que j'ai d'avoir des parents comme les miens.

Puis, un jour, dans la cour, une grande s'en prend à une petite

 

- sale arabe de merde! Va te faire voir, tu pues!

 

Tiens, ma capacité de réaction instinctive et inconsciente est revenue elle aussi.

Je m'interpose du haut de mes neuf ans, pour dire à la grande d'un ton péremptoire:

 

- tu n'as pas le droit de lui dire ça. Elle est comme toi. Elle ne sent pas plus mauvais que toi. Fiche le camp!

 

Elle s'en va!!! Stupéfaite je suis!!! Quelle autorité!!!

 

La semaine d'après, d'énormes paquets arrivent à la maison: deux magnifiques tapis de nomades, des bracelets d'or. Tout ça pour moi ? Pourquoi ?

 

C'est le papa de Fatima ... Pour te remercier d'avoir défendu sa fille ...

 

MERDE! C'est encore une fois le coup de la tartine! J'ai honte à en crever.

Je n'ai rien fait d'extraordinaire. Je me sens coupable et je ne sais pas pourquoi.

Maman me dit :

 

- mimi chérie, tu n'as pas à te sentir responsable d'une situation que tu n'as pas crée.

 

C'est gentil, mais mes pensées restent confuses. Je ne comprendrai que huit ans plus tard quand la guerre commencera.

 

Et, pour le moment, je ne suis pas entièrement disponible aux grandes réflexions.

Il y a, dans ma vie, la villa et la mer. Et, depuis peu, papa a fait construire un garage à bateaux à la gramma ...

 

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La gramma

La gramma est une herbe maritime qui pousse, maigrelette, sur les parois de la colline rouge, balayée par les vents, tout de suite après le Pain de Sucre, derrière le Cap Falcon.

 

Dans la petite crique du Pain de Sucre, Padovano vient d'ouvrir, sous les canisses, un resto poissons coquillages. Quand la mer est forte, Papa vient souvent pêcher là d'énormes sars et vidriades attirés par les coquilles de moules, huîtres et oursins, déchets du restaurant.

 

En s'éloignant du Pain de Sucre par un sentier de chèvres longeant la mer, on finit par découvrir le Paradis de Pleinecassagne, le forgeron d'Aïn-el-Turck.

Il a l'air d'un gaulois Pleinecassagne : blanc tacheté de rousseur, un visage de boxeur, des muscles bien apparents sous les poils roux et une gentillesse évidente.

Il adore la mer. Il est chez lui à la gramma. Il a même descendu, au ras de l'eau et sur son dos, les éléments de bois d'une cabane qui va, au fil des mois, se transformer en un cabanon blanc et rouge, bien planté sur le terrain rocheux. Parce que, des rochers, il n'y a que ça à la gramma. A fleur d'eau, ils avancent, ronds ou pointus, moussus, vers le large, comme le feraient les pierres d'un gué immense.

On aperçoit, par transparence, un superbe fond marin et des poissons en quantité. Mais aussi des moules, bigorneaux, porcelaines, oursins, crabes et poulpes.

Les pieds dans l'eau, il y a là de quoi observer pendant des heures. C'est ce que je fais d'ailleurs quand papa me permet de l'accompagner. Et, il aime bien ça, papa, que je l'accompagne.

 

L'ancêtre du masque sous-marin sur les yeux, avec ou sans tuba, un fil de fer autour de la taille pour y enfiler les poissons ou un filet à provisions pour y entasser les oursins, je pars à l'aventure. Les heures passent dans le bonheur le plus total.

Je découvre très vite que je peux pêcher limandes, tape­culs,peignes et Cie avec une fourchette solidement attachée à un bâton. Je n'ai pas du tout l'impression d'être un assassin mais un explorateur des hauts fonds marins expérimentant son adresse et sa rapidité. Je ramasse, à la main, des oursins que j'ouvre avec ~n vieux petit couteau fauché à maman :"on m'a encore fauché mon bon petit couteau!". Je les lèche à m'en rouiller les oreilles. Je connais tous les nids de poulpes. Et, après l'escalade de la colline, sur le chemin du retour, dans la voiture, exténuée et béate, je contemple ma peau ridée par l'eau de mer :

 

- regarde, papa, j'ai la peau de tortue.

 

Ses yeux moqueurs se posent une seconde sur moi

 

- c'est peut-être moins désagréable que ce qui t'est arrivé le mois dernier, non?

La honte!

 

Ce jour-là, les "hommes" ont ramassé quantité d'oursins. Ils les ouvrent, pieds dans l'eau,pour les "femmes" qui attendent sur la terrasse du cabanon.

Je tourne autour d'eux, dans l'espoir qu'une main généreuse me tendra le plus plein à lécher. Fascinée par les mains ouvrières, je glisse et tombe assise dans la corbeille d'oursins.

Un mois a passé et je n'ai presque plus d'épines dans les fesses. Maman, armée d'une pince à épiler a enlevé le plus gros et, pour le reste, elle a, tous les soirs, tamponné mon arrière-train à l'huile d'olive pour aider les plus profondes à se faire un chemin vers l'extérieur.

 

Papa rit de me voir vexée et je ne lui dis pas, pour ne pas lui faire de peine, qu'il est ridicule quand il pêche les oursins. Il déteste les maillots de bain mais il garde pudiquement son caleçon de linon ouvert à la braguette. L'eau fait gonfler le vêtement qui entoure comme un tutu son gros ventre, laissant flotter, à l'aise, ses organes génitaux. C'est un vrai spectacle que cette marche lente de la danseuse armée de son regard et de sa gaffe à oursins.

 

Je m'entends bien avec papa au bord de la mer.

Il m'enseigne comment attacher bouchon, plombs et hameçons sur ma ligne ; à en choisir la taille en fonction de mes objectifs de pêche. Je sais fabriquer, trouver et utiliser toutes les amorces possibles jusques et y compris ces tout petits escargots blancs que l'on trouve agglutinés le long des hautes herbes sèches, et le brometche qui attire les poissons mais fait fuir le pêcheur tellement son odeur est forte.

Quel plaisir de se réveiller à 4 heures du matin, de partir avec lui sur la route de la gramma. Les lumières intérieures de la voiture me font l'effet d'un eu de cheminée tandis que les roseaux, le long de la route du Cap, signalent l'arrivée prochaine.

Je vais bientôt entendre pétarader le moteur du bateau dans l'humidité de la nuit. Seuls humains sur cette partie de mer, nous avançons vers le large à la recherche des repères qui vont nous permettrent de pêcher à la ronsa :

 

- voyons si tu t'en souviens, Mireille.

 

- Oui. je mets le phare du Cap dans l'alignement de ... et de ...

 

Le jour commence à se lever sur l'eau qui perd, peu à peu, son opacité de plomb fondu. Les odeurs deviennent plus fortes avec la montée du soleil. Le corps s'épanouit maintenant que l'humidité a laissé tomber sa froide carapace. J'ai même l'impression que les bruits ont augmenté.

 

- C'est l'heure du casse-croûte, dit papa.

 

Je n'ai ni faim,ni soif mais j'obtempère.

- Il faut manger, autrement, tu auras le mal de mer.

 

Je ne dis rien. Je sais que LUI a le mal de mer. Pas moi.

Je suis bien trop prise par les mille et une choses toujours différentes à observer ou à faire et surtout par mes rêves. Et puis, chaque fois que j'amorce avec un morceau d'allache, je mange le reste en douce.

 

- Attends, dit papa. Je vais faire pipi dans l'eau pour que ça morde davantage ... Tu vois, tu en as trois d'un coup!

 

- Ah, ça mord!

 

- Regarde s'il est gros celui-là.

 

- Et si, ce soir, on allait aux bésougues ?

 

Nos conversations se bornent à ces échanges peu nombreux.

Le reste du temps, silencieux au beau milieu de l'eau, chacun vit son monde .

 

.. . Mais, je m'entends .moins bien avec mon compagnon pêcheur chaque fois qu'il me demande de tenir la barre quand il pêche les abadèches à la traîne. Il gueule tout le temps, submergé par la peur de perdre et un manque total de confiance en moi.

 

- Imbécile! tu vas trop vite! Nom de dieu de nom de dieu, accélère! Tourne! tourne! tourne! Tout droit! Tout droit!

 

En général, d'ailleurs, tout le monde se défile quand il demande un pilote.

 

Par contre, tout va très bien quand on remonte trémails et palangres. Ravi par la richesse habituelle des prises, il explique tout sur tout!

 

- Regarde: le mérou, accroché à l'hameçon, va retourner ou reculer dans son trou. Et, là, il va gonfler pour lutter contre la tension du fil qui voudrait bien le remonter à la surface.

 

Il ne connaît pas Pleinecassagne le mérou en question.

Le forgeron est le héros de la plongée en apnée dans notre petit monde.

 

Très serein, il plonge à l'aplomb du palangre et nous comptons, indéfiniment me semble t'il, les secondes.

 

- Tant qu'il n'aura pas réussi à le décrocher, il ne remontera pas, dit papa.

 

Et j'hallucine un Pleinecassagne mort, plein d'eau, remontant à la surface, blanc et roux, tenant serré contre lui un mérou plein d'air.

Je scrute intensément la surface, imaginant, en bas, une lutte féroce ...

Mais voilà Pleinecassagne, même pas essoufflé, ses deux mains bien accrochées au plat-bord. Il vient de jeter dans le bateau l'énorme poisson tacheté de brun.

 

- Au suivant, dit-il tranquillement en remontant d'une seule poussée des reins.

 

Les pêches sont toujours miraculeuses, mais la petite troupe est sage: pas plus de poissons que ceux que l'on peut manger ou distribuer.

 

- On en attrape quelque fois plus sans le vouloir, dit papa l'oeil malin.

 

Encore la honte!

 

L'autre dimanche, j'étais là, heureuse, posée assise sur un rocher inconfortable, brûlée par le soleil, les pieds dans l'eau pour rafraîchir ma tête, fière des jolies espadrilles basques bleu turquoise toutes neuves, aux lacets croisés sur mes petits mollets brun chocolat. Je léchais des oursins, grignotait des moules quand j'ai senti un étranglement lent mais certain de ma cheville gauche puis de ma jambe toute entière. 

 

- Un poulpe! elle a attrapé un poulpe énorme avec son espadrille!

 

Ils se sont tous moqué de moi. Une telle aubaine sans aucun mérite. Sans art.

Ils l'ont quand même mangé mon poulpe, après lui avoir retourné, vidé la tête et après l'avoir violemment et longtemps battu sur un rocher pour le ramollir.

 

De toutes façons, j'ai une certitude. Tout le monde peut faire ou dire ce qui lui plaira, ça m'est complètement égal. Je ne veux sentir et voir que le monde marin et sous-marin. Mes seules copines sont les mouettes, mes seuls amis les dauphins, plus joueurs que les marsouins. Cette aventure, je veux la vivre seule.

 

La vague est éternelle

où moi toute je plonge

comme un caillou tout rond

brun, lisse, ardent.

 

Le soleil est un dieu

qui me dore et me berce.

Le rocher un abri,

un château, un roman.

 

Le canoë m'emporte

au gré de mon histoire.

Lutter contre le vent,

le remous, le courant,

ou dormir, ou pêcher, ou rêver.

 

C'est l'enfance.

 

La liberté de vivre avec soi dans le monde,

les planètes, les nuages,

les vagues et les poissons.

 

 

- Mireille, il faut rentrer! Tu vas en classe demain.

 

BOUM!

 

La vitre qui me sépare des humains vient de se rompre.

 

Mais, si je quitte à regrets mon endroit rêvé, je sais que je le retrouverai intact à mon retour.

 

Et puis, il n'y a pas que ça dans la vie : j'ai commencé à faire le boulevard ...

 

 

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Le boulevard

Au village, chaque fin d'après-midi, la route principale s'anime de groupes qui déambulent et se croisent au mépris des voitures on fait le boulevard.

Magasins et cafés sortent clients et propriétaires sur des chaises alignées contre les façades: c'est un excellent poste d'observation.

Sur la route, les regards se croisent, intenses ou légers. C'est l'aventure que d'avoir à attendre un aller et retour entier pour retrouver le contact, la rencontre.

 

Pas de paroles. Le discours est dans les yeux.

 

Je n'entends ni les bonjours, ni les "t'yas vu la robe qu'elle s'est achetée Fifine ?", ni les "Oye, regarde avéqui y se promène çui-là ".

 

Je viens de découvrir le magnétisme.

 

Mon corps entier vibre de minuscules frissons. Difficile de détecter,en même temps,le sens du message, la réponse qu'on aimerait donner et celle que l'on va décider de faire passer. Chassé-croisé des .sensations, volcan de pensées et d'émotions, jeu aventureux des attitudes : passionnant !

 

Je suis à peine étonnée de découvrir que j'attire très peu les regards des garçons de mon 3ge. Il est vrai aussi que je ne leur accorde qu'une importance relative. Mais les autres ...

 

Ma première rencontre est un allemand, un vieux de 25 ou 30 ans qui m'explique dans un français maladroit que j'ai "un goldichest gesicht", qu'il ne faudra jamais oublier ça, que c'est très rare et très important, et tout et tout.

Une fois de plus, mille questions se précipitent dans ma cervelle surchauffée :

- est-ce qu'il est si seul que mes trois mots d'allemand puissent le mettre en sécurité?

- Est-ce qu'il aime les petites filles? (Et le visage inquiet de maman se surimpose à la réalité de l'instant)

- Est-ce que j'ai vraiment ce dont il parle et, dans ce cas, qu'est-ce que je fais de ça ?

Est-ce que j'ai envie d'en faire quelque chose?

- Est-ce que j'ai envie de faire quelque chose avec lui?

 

Réponse: "NON 1" D'autant plus qu'il m'offre "un objet plus que précieux" un exemplaire de Mein Kampf en lettres gothiques : il a tout faux le pauvre ...

 

Mais, est-ce que je serais assez bête pour mépriser quelqu'un sous prétexte qu'il ne croit pas aux mêmes choses que moi? Mais alors, pourquoi la guerre?

- Eh, dis donc, grogne la voix intérieure que je commence à bien connaître, pour une fille qui expérimente le magnétisme, tu y vas un peu fort du chapeau, non ?

- D'accord, d'accord ...

 

Ma deuxième rencontre est un garçon plus 3gé que moi de 3 ou 4 ans. (Il sera suivi d'un certain nombre de ses congénères). Là, je ne fais travailler ni ma tête ni mon chapeau. Après les délices du boulevard, il s'agit d'expérimenter la réalité de mon corps sensuel (pas encore sexuel). L'affectivité entre peu en ligne de compte. Par contre, les odeurs, la qualité de la peau, la chaleur et la texture des lèvres, la rudesse ou la douceur des mains. Quels frissons sous la lune ou dans les dunes.

 

Frissons aussi au lycée. Frissons suivis de gros points d'interrogation et d'un choix de non-participation. Histoires de dortoirs de filles; puis Madame la Nouvelle Prof d'Allemand que je surprends sue les genoux de Madame le Censeur en allant chercher un papier officiel. Mon professeur d'histoire m'offrant,abruptement et en fin de cours, une médaille-d'or-Ies-quatre-as en me disant, yeux et lèvres brillantes que je suis "belle comme un Tanagra".Je fuis terriblement gênée et, je me précipite sur le dictionnaire et sur le mot Tanagra. Ça aide à la culture les désirs des autres !

 

Mais, une seule ombre à ce tableau. Je préfère la solitude et la mer ...

 

 

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La pinède

J'ai 14 ans. Il est 18 heures. Je sors de la douche. Mes cheveux longs, raides comme des baguettes, décolorés par le soleil, sont encore mouillés. Mon corps est lisse comme un galet après une journée passée dans l'eau de mer. En attendant l'heure du dîner, je fais du vélo dans l'Allée des Villas.

 

Claude passe avec trois de ses copains. Depuis quelque temps, ce lâcheur de 18 ans nous a laissé tomber, nous les jeunes, pour vivre sa vie d'homme.

Le groupe s'arrête et m'entoure. D'un air de grand dédain, Claude présente sa soeur à Pierre-Jean dit PJ, Jean-claude et Raymond. Je me sens trop jeune, trop maigre, trop brune, trop pas sèche de cheveux (encore les "trop"). Je lui en veux: ·il ne pouvait pas passer sans s'arrêter? Faire comme s'il ne me connaissait pas?

 

Les voilà partis. Ouf

Je me remets tremblante sur mon vélo.

 

Pendant le dîner, mes oreilles perçoivent, dans un brouhaha de sang qui cogne son émotion, la voix de Claude bougonner d'un ton qui se veut neutre

- Bon, les copains m'ont dit: qu'est-ce qu'elle est chouette ta soeur .. Pourquoi tu l'emmènes pas avec toi à la Pinède ce soir? Alors, si tu veux venir, t'as intérêt à te grouiller.

 

Mes 14 ans et moi sommes en train d'entrer dans la grande adolescence.

 

La dure pente grimpée jusque sur les hauteurs d'Aïn-el-Turck, me voilà à la Pinède: grand parc, verdure, terrains de sports, piste de danse, petite buvette champêtre : lieu snob par excellence.

L'endroit est fréquenté, le soir, par deux groupes: les vieux et les jeunes. Les vieux (30 ans environ) me semblent mener une drôle de vie. Cinq ou six couples se rencontrent là. Ils dansent, boivent sous les pins chaque fin d'après-midi. Beaux, riches, bronzés, sportifs, ils changent très facilement de partenaire pour la nuit ou la semaine. Ils ont l'air de s'entendre à merveille, mais, je n'ai pas envie de les observer, de chercher comme d'habitude à comprendre ce qui se passe comme un éthologiste émotionnel noterait chacun des mouvements d'une compagnie de mouettes rieuses. Moi qui n'ai jamais hésité à explorer les possibilités de plaisir de mon corps, est-ce que je deviendrais moraliste ?

 

Non, je crois plutôt que mon âme s'est mise à flotter avec les parfums du soir. Je suis un peu perdue,complètement étrangère à ce lieu.

 

Et voilà, je ne m'en suis même pas rendue compte, je suis tombée éperdument amoureuse de Raymond : grand, beau, blond, timide et silencieux.

Éperdument est le mot: l'amour platonique m'a envahie, me paralysant à m'en faire perdre la cervelle. Finie l'investigation des sensations corporelles, je ne suis plus qu'une pensée complètement décollée de la réalité, figée dans une chaleur du coeur, face à un monde que je ressens comme dangereux mais dans lequel je veux être.

 

- Elle est devenue idiote dit Claude qui ricane bêtement à mon avis.

 

- Ce qui prouve que je ne l'étais pas!

 

Toute la famille s'amuse de me voir dans cet état, ce qui m'énerve au plus haut point: j'étais si sûre de ne rien laisser paraître.

 

- Mireille, Mireille, dépêche-toi,vite,vite, le voilà qui passe !

 

Effectivement, il est beau, très beau, debout sur son canoë, dans le soleil et les remous étincelants des vagues. Mais que je suis nouille alors! je viens de me précipiter pour le voir, je leur ai obéi .

J'ai l'impression qu'ils se sont emparés de mon Histoire pour jouer avec comme on joue au ping-pong ou au billard et je leur en veux. En même temps, leur attitude me rassure : ils sont tous amoureux avec moi. Et puis, au fond, je ne suis pas si sûre que ça de mon investissement amoureux : je ne ressens aucun des signes corporels du désir: la béatitude m'envahit quand je danse avec lui, ma main est au nirvana dans la sienne mais, je ne suis pas tout entière présente à cette relation.

Ce serait plutôt comme: il m'a choisie ce mec de votre bande. Il me plaît parce que qu'il ne joue pas votre jeu de : "nous sommes maintenant des adultes séducteurs dans les mains desquels les filles succombent". De lui émane une grande beauté et une pureté gentille.

Je ne veux pas me dire que ce Raymond de 18 ans et moi ne sommes que des enfants.

 

Au milieu de l'été, mes parents m'arrachent à la mer, au soleil et à mon amoureux :

- un changement d'air te fera le plus grand bien (je ne suis pas malade !?) Tu verras des quantités de choses intéressantes à Vichy.

 

Quelle sauvagerie La colère me gagne et dans un accès revendicatif qui se révèlera, hélas, être un moment de voyance, je hurle :

- vous le regretterez, c'est moi qui vous le dis. Vous voulez me séparer de ce que j'aime le plus au monde: la villa, la mer, le soleil! Un jour vous serez punis! Vous pleurerez d'avoir perdu tout ça et vous ne le retrouverez jamais vous entendez, jamais!

 

Pendant le voyage à Vichy et le temps de la cure, munie de mon gobelet dans son étui de paille tressée, je ne cesse de penser à Raymond et de siffloter l'air jazzé à la mode sur lequel nous avons préféré danser: "c'est mon homme".

Claude me poursuit de ses ricanements, je ne comprends pas pourquoi. Ce qui est sûr c'est que, pour me venger, je suppose je l'aide, entre autres bêtises, à changer tous les pots de fleurs de maison dans le vieux Vichy.

Fin août, de retour à la Pinède, je me retrouve devant mon amoureux transi, toujours aussi beau et ... je ne l'aime plus. Je me demande même comment j'ai pu être attirée par lui. Il devait être le moins dangereux des membres de la bande, je suppose.

 

Parce que je ne m'amuse pas du tout à ces soirées que je fréquente par ailleurs assidûment ; soirées où tout le monde, s'esclaffant, chronomètre le temps que durent les baisers sur la bouche, où des couples disparaissent pour un temps dans les chambres voisines, sous les regards entendus des autres, où tout le monde a l'air joyeux ou tiré d'affaires ou indifférent ... et je sais bien ce qui se trame derrière tout cela puisque j'écris les lettres d'amour ou de désespoir pour les filles en détresse de n'avoir pas été entendues, reconnues. Écrivain public, moi la plus jeune de la bande .

 

Je me sens en même temps semblable et tellement différente.

 

Je n'ai pas envie de passer des heures chez coiffeur, manucure, couturier pour que quelqu'un ait envie de m'enlacer. Il ne me plaît pas d'avoir une nouvelle robe chaque jour. Je préfère le soleil, les rochers à fleur d'eau, les fonds marins. Et quand je regarde ,les filles de la bande, je ressens comme un léger mépris immédiatement sui de culpabilité à la pensée qu'elles ne sont que des potiches décoratives sur une commode dans une maison vide.

 

- Alors, qu'est-ce que tu fais au milieu d'elles, me susurre la voix intérieure ? Pourquoi ne peux-tu pas te satisfaire de tes observations : les frères Leriche construisant leur catamaran sur la plage, le reste de la bande faisant, au large du Cap Falcon, : des essais de caméras sous-marines : kilomètres de pellicule

t' mouillés, peu ou pas d'images mais quelle ampleur dans le rêve.

 

En fait, je crois qu'il commence à se passer, en moi, quelque chose de très insolite.

 

Habituellement, mon cerveau décode, à toute allure, et parmi des quantités d'hypothèses contradictoires, ce qui se passe en moi par rapport aux informations que je peux recevoir du monde extérieur. Le résultat est un décalage aussi certain que douloureux.

Pour le réduire, je ne peux que me laisser flotter dans ce qui se passe, sans m'accrocher à aucune de mes hypothèses, sans chercher à atteindre un but précis. Je fais ça très bien quand je regarde la mer pendant des heures. Je peaufinerai le système quand je glanderai, allongée dans le fond de mon canoë, le laissant dériver dans les courants.

Au bout d'un moment, un miracle se produit toujours: mon corps sait ce qui est vrai pour moi. Il connaît  la réponse bien mieux que mon cerveau. J'appelle ça : "la vérité des boyaux" parce que je sens et j'entends un DZONG! entre l'estomac et l'intestin au niveau du nombril.

 

Je ne trouve pas ça très esthétique pour une jolie fille de 15 ans qui commence à vouloir jouer les stars sur les photos, mais c'est pratique.

Sauf que ça ne marche pas tout le temps.

 

C'est peut-être parce que je suis en train de remettre en question systématiquement chacun des préceptes familiaux . Et puis quelque fois, je perds tout humour, je me rigidifie, d'autres fois, je marche en aveugle sur un chemin que j'imagine non balisé. Mais l'aventure est aussi passionnante que celle qui consiste à trouver tous les habitats possibles des poulpes ou, plus tard, le bon coup de pagaïe qui me permettra de lutter sans trop de peine contre ~e courant d'ouest pour rejoindre la villa. Je vais être capable de pagayer, bien au-delà de mes limites, jusqu'à en avoir les paumes des mains entamées jusqu'à l'os ... Et, l'eau de mer, ça brûle.

 

Je vais d'ailleurs, accompagnée de mon Dzong, vers des expériences-entameuses-de-peau.

 

 

 

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Les années passage 1952-53

Dans les bruits de fond de ces années-là, il y a les cris assourdissants de la foule massée dans le car : "Vive papa ! Vive papa ! " : il vient d'être élu conseiller général.

 

Ça y est. Encore une fois, je ne pourrai pas passer quelque part sans être "la fille de mon père".

Son élection tout de même être une joie pour lui qui se réveille mille fois dans la nuit pour peaufiner son programme ou ses discours. C'est un orateur hors pair, papa et honnête avec ça . Un humaniste de grande qualité, c'est sur.

Essayons d'accepter avec grandeur d'âme ce nouveau coup du sort.

 

Car je ne suis pas si claire que ça à propos de la célébrité. J'ai honte quand la Plymouth noire, étincelante de tous ses chromes, conduite par le chauffeur, me dépose devant le lycée. Je demande à Guenisch de m'arrêter avant, au niveau du Square Garbé ou bien, je fais en car, quatre fois par jour, les 7 kilomètres séparant Oran de Mers El Kébir.

 

Dans les bruits de fond de ces années-là, il y a aussi des rires que j'imagine plus que moqueurs: perchée sur mes talons aiguilles, taille serrée dans une large ceinture de cuir, je descends à la course la pente qui conduit à la station. (Je suis très fière de mes capacités sportives sur ce genre de chaussures, Jourdan de préférence)

Dans la rue principale, je distingue le car, bondé, prêt à partir. Je prends le dernier virage à la corde et PAF! mes deux jambes ne courent plus. Elles sont empêtrées dans mes bas dégringolés sur lesdites chaussures. Mon porte-jarretelles a traîtreusement largué ses amarres de dentelle blanche, me laissant immobile et honteuse en plein milieu de la rue, le car me filant sous le nez.

 

Heureusement, on va bientôt habiter Oran. Les parents attendent la construction de l'immeuble dans lequel ils ont choisi un grand appartement au 10ème étage. L'anonymat de la grande ville m'ira mieux que les visages derrière les rideaux. Seulement, les travaux prennent du retard. On a trouvé une grande nappe d'eau en creusant pour les fondations :

- On aurait du s'en douter, dit papa, le coin s'appelle Aïn Rouina.

 

Au lycée, tout va bien. Je réussis sans trop m'en faire et rattrape allègrement Claude qui ne se décide pas à avoir le bac. J'ai des amies, toujours les mêmes, mais j'ai aussi beaucoup d'heures de colle. Je multiplie en effet ce qui ne sont pour moi que des exploits physiques et que Madame La Surveillante Générale juge comme étant des moyens d'attirer les garçons ou, pire, de mettre les professeurs en difficultés : grimper très vite par la corde lisse sur le sommet du portique. Se tenir en équilibre debout dessus pour observer le spectacle de la rue derrière les hauts murs de cet ancien couvent qu'est le Lycée Gsell. Partir en expédition, armée d'une lampe électrique dans les souterrains avec Sylvette pour rejoindre, comme le dit la légende, le vieux port et Santa-Cruz ... et nous faire attraper, hurlant de rire, assises au beau milieu d'un monceau de copies pieusement entassées depuis des années, manipulant les devoirs d'adolescence de mes profs actuels dûment soulignés de rouge et agrémentés de zéros.

 

L'accusation portée de vouloir attirer les hommes m'agace tellement que je finis par me jucher sur le mur principal pour siffler tous les garçons qui passent et qui trébuchent de stupéfaction : une fille qui les siffle et perchée talons aiguilles et jupe bouffante sur le mur du lycée le plus bourgeois de le ville.

 

- Pourquoi ce désir de provoquer au point de te faire punir comme une gamine ? me répète la voix que depuis quelque temps je n'entends pas très clairement; tu es dans la réaction plus que dans la réflexion ces temps-ci.

 

Ah, oui, elle a fait mouche quoi répondre.

 

j'ai entendu et je crois savoir

J'ai seize ans, des formes sans reproche; je vérifie tous les matins dans la glace que j'ai bien toujours mon "goldichest gesicht" (j'ai tout oublié du monsieur allemand mais sûrement pas les mots qui me plaisaient !) J'ai du succès, les garçons tournent autour de moi. Ils aimeraient bien faire, sur ma peau, au moins, ce que les copains font quand ils ont un peu bu sur la grande statue de plâtre blanc qui surveille la mer par la fenêtre de gauche de la véranda. C'est une belle femme nue, enchaînée mains derrière le dos, qu'on appelle l'esclave.

Ils la tripotent au point qu'il faut lui laver les fesses et surtout les seins quand ils sont repartis.

 

Je n'ai certainement pas envie d'être pétrie ni lavée, mains liées comme l'esclave mais j'ai besoin de sensations fortes et surtout de partage.

J'accepte en général les propositions de ceux qui me plaisent mais, dès que j'essaie de communiquer un brin, ils deviennent timides: "tu es trop intelligente.~

CA VEUT DIRE QUOI ?!?!

 

- Et oui, dit la voix, c'est la raison de tes gamineries provocatrices sur les murs et dans les souterrains. Tu pourrais te comporter autrement quand tu as mal.

 

Me comporter autrement quand j'ai mal ... Qu'est-ce que je pourrais faire d'autre ?

 

Effectivement, je n'ai eu aucun plaisir à être une des modèles pour la pub d'un produit nouveau venu tout droit des US : le Coca Cola. D'abord je trouve que ça a un goût détestable et ensuite je me suis beaucoup ennuyée pendant les séances de pose. Je n'ai pas pu ou su dire non. J'ai suivi comme une imbécile.

Quoi d'autre?

J'ai été reçue au bac. Et alors?

Je ne sais pas, je ne sais plus. Je trouve le chemin semé d'embûches non négligeables: chercher l'unité entre mon corps, ma tête et mon coeur (ah, trinité chérie !) ; mettre de l'ordre dans mes pensées que la philo et la psycho déménagent et surtout cette guerre civile horrible et bientôt le départ pour Alger et dans quelques années, le départ tout court ...

 

En d'autres termes, je continue à aller au-delà ou en deçà de mes limites. Entre ces deux extrêmes que j'appelle "la survie", je n'ai malgré mon Dzong ponctuel, rien trouvé à construire. Il va m'en falloir du temps ! Moi si merveilleusement rapide !

 

Et, au milieu du groupe de copains assidus, va se profiler la silhouette de Polo ...

 

 

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Polo dit Paul-Henri ou l'inverse

Ça commence sur les chapeaux de roues.

 

Claudine et Lucienne, les copines de Mers El Kébir, veulent aller au feu d'artifice sur le port à Oran ce soir: c'est le 14 juillet.

Je me fais toute belle ... On ne sait jamais ... Il fait chaud. Pourquoi pas cet ensemble à gros pied de poule vert et blanc, jupe longue et évasée, haut très décolleté d'une épaule à l'autre. Pourquoi pas ces grandes créoles? ... Rita Hayworth non, plutôt Ava Gardner ... Pas de maquillage, je n'ai jamais aimé. Par contre, cheveux longuement brossés ... Vivian Leight ...

 

Sur le port, nous rencontrons Gilbert, son cousin et Polo (un ancien copain de mon frère que je n'ai pas vu depuis des années)

"bonsoir, ça va ? Nous aussi. Au revoir".

Quelque temps après, Polo participe comme par hasard à la même fête que moi. Il me propose de me raccompagner en voiture. J'accepte en me disant: oh, celui-là, je le vois venir, il va me faire le coup de la panne .

Et bien sûr, il me le fait le coup de la panne! Mais c'en est une vraie et je pousse cette fichue 4 CV pendant deux Kms sous la lune.

 

Il est bizarre Polo, détonnant plutôt. Il a l'allure d'un rêveur un peu fou mais gentil ... Un peu Montgomery Clift peut-être ...

 

Il me fait rire quand il essaie d'avancer, pieds nus sur les pointes acérées des rochers de la Gramma ; il a l'air de marcher sur le feu et il tombe tous les deux mètres. Je lui dis sous forme de plaisanterie qui s'avère être une vérité première: "et pourtant vous n'êtes pas un tombeur"

 

Il m'effraie quand, pour descendre plus vite la falaise qui mène au cabanon de Plainecassagne, il balance la roue avant de son vélo, loué de surcroît, dans la pente. Horrifiée, je vois l'engin bondissant de plus en plus vite et de plus en plus haut de bloc en bloc, se déformant à chacune de ses retombées pendant que Polo s'amuse comme un petit fou.

 

Il m'exaspère quand, après ce forfait, il me faut le transporter sur mon porte-bagages pendant que Claude pédale la bicyclette de Polo, amputée de sa roue, passée sous son bras gauche.

 

Il chante horriblement faux sauf quand il a bu et ne sait pas danser. Pour pouvoir aller aux fêtes de village avec lui, je lui apprends les pas de boogie dans les dunes.

 

Quelquefois, j'ai une grande sensation d'étouffement à l'idée de répondre à son appel quand il siffle faux "les lavandières du Portugal" (qu'est-ce qui lui a fait faire ce choix ?) en passant devant la villa. Mais, il est toujours là .

 

Ma mère essaie de me dissuader de m'engager dans cette relation mais, l'observatrice sans faille que je crois être, ne perçoit aucun des signes crevant les yeux de tous les autres et qui me pousseraient à la séparation.

Je suis en train de me faire piéger par l'étrangeté.

 

Le temps passe. Polo a été reçu au bac math-elem. Il est parti au Lycée Bugeaud à Alger faire maths sup. Quand il est à Oran, il vient me chercher à la sortie du Lycée les cheveux coupés très courts ... Marlon Brando, Charlton Heston ... Il rit en me montrant que sûr un pari, il a taillé en damiers tous les poils de son corps. Et puis il a une fistule anale, il marche très difficilement après l'opération, il conduit les fesses en l'air mais il est toujours là à l'heure pour me rencontrer ... Il veut m'épouser ...

Les forces contradictoires en moi se neutralisent au fur et à mesure que j'essaie de réfléchir à cette relation. Pendant ce temps, elle existe et court sur son erre.

 

En dehors d'elle, je vis l'autre face de ma vie.

 

A la fin du deuxième trimestre, mon père a fait livrer une 2CV 4 flambant neuve pour Claude .

- C'est pour l'encourager à travailler pour avoir le bac

 

Ah, non ! Je ne suis pas dupe ! Ils ne vont pas faire ça tout de même! Ils savent bien q~e c'est beaucoup trop tard pour que. Claude ait le bac ! Ils ne vont pas penser que travailler et réussir pour moi c'est normal, que ça ne mérite ni encouragements ni félicitations ! Ils ne vont pas me dire que la 2CV consolera Claude d'avoir une soeur de presque cinq ans de moins et qui le rattrape ! Parce que ça voudra dire que je serai anéantie chaque fois que je montrerai mes capacités et celles qui concernent la réussite au bac ne sont pas bien importantes !

Colère, colère, rentrée: je ne dis pas un mot.

 

Et voilà, j'ai le bac. Claude non. Mais, il fait le beau en deudeuche. Ce n'est pas sa faute, il n'a rien demandé mais:

Injustice Meurtrière.

 

Tata marraine m'a donné 500 F ... L'automne arrive ... Quand le calme est enfin rétabli dans mon cerveau surchauffé, je sais que ma décision est prise.

 

 

 

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Le Canoë

Je vais seule à Oran pour examiner et soupeser les canoës de fines lattes de bois blond: les autres ne m'intéressent pas. Je choisis celui qui s'appellera Bouboule et le paie avec les 500 F de tata marraine. Sans entendre le vendeur qui me demande l'adresse de livraison, je prends mon canoë par le milieu, les deux bras au-dessus de ma tête et, plus déterminée que jamais, je traverse toute la ville sans me préoccuper ni des voitures, ni des regards.

Arrivée à l'arrêt des cars de la SOTAC qui jouxte le Lycée Lamoricière (regard noir vers cet établissement où mon frère a fait ses preuves) j'aide le contrôleur à hisser mon bijou sur la galerie. Quinze kilomètres plus tard c'est la place d'Aïn-el-Turck. Il pleut en averses violentes sur Bouboule. Le vent m'empêche de le porter facilement à bout de bras mais, imperturbable, comme un indien dans la ville, au petit trot, je descends jusqu'à la villa (2 km au moins). J'ai pris la précaution de me munir des clés.

Il faut encore faire passer à Bouboule tous ces obstacles que l'on nomme: porte, couloir, table de ping-pong, billard, porte, escaliers etc. ... sur des bras douloureux et raidis.

 

Il est enfin posé sur la plage .. 11 fait un froid de canard. Je suis en vêtement de ville. Je n'en garde que mon pull à col roulé et mon slip et ... embarquement immédiat et frigorifié dans les vagues. Elles sont très hautes. Grondement très fort. Impression que leur écume atteint le ciel. Il faut passer la barre, il le faut.

Et, je passe. Trempée, glacée, essoufflée, je peux enfin regarder vers la terre pour respirer. Et le spectacle me terrifie. Il va falloir, pour revenir, que je jette Bouboule dans ces immenses rouleaux qui se fracassent monstrueusement sur les rochers. Il risque de se transformer en allumettes. Allons-y avant que mes dents ne se mettent à claquer.

 

Je scie d'un côté ou de l'autre pour diriger Bouboule vers un endroit où je sais l'existence d'un trou, minuscule fjord entre la villa et celle des Cloître ... Et une symphonie éclate dans ma tête : je peux mettre le pied sur le rocher moussu de ce port minuscule. La mer gronde tout près et nous sommes saufs Bouboule et moi. Heureusement d'ailleurs parce qu'il n'y a personne sur la plage ni dans les villas. La manoeuvre a été courte et élégante. La colère qui me tenait depuis des semaines est éteinte. La joie est là. J'ai réussi mon exploit debout sur le canoë.

Et quand je regarde Bouboule auquel je rêve depuis si longtemps, le rire monte à mes lèvres salées. La vie nous attend.

 

Il m'a accompagnée pendant des années, Bouboule. J'ai l'impression aujourd'hui de ne l'avoir jamais quitté, de n'avoir rien fait d'autre que pagayer sous le soleil, remonter les courants, sortir ou accoster debout par très grosse mer et pêcher les vives à la palangrotte avec une brique en guise d'ancre et un bout de grosse durite enfilée dans un bâton pour assommer ces dangereux poissons.

J'ai dormi aussi, allongée dans ses fonds, bercée par la remous, curieuse de voir, au réveil, où la mer m'avait entraînée.

J'ai oublié là que la guerre civile éclatait et que l'avenir de chacun était menacé. Quelques années plus tard, au moment de quitter pour toujours la villa, j'ai longtemps fixé désespérément la coque vieillie mais toujours belle de Bouboule, retournée pour sécher dans le jardin de rocaille au bas de la villa ... Adieu ...

 

 

 

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Alger  les prémices

 

Mais pendant l'été 55, il Y a de grosses discussions à la maison. Il s'agit de ma future vie professionnelle. Maman préfèrerait que je sois institutrice.

- tu ne t'éloignerais pas d'ici; tu aurais beaucoup de temps libre et c'est un beau métier.

 

Je n'ai jamais pensé qu'à être marin au long cours, aviateur ou journaliste mais j'argumente: je veux être prof d'anglais: ce qui implique un départ, la faculté etc. ...

En fait, je veux aller explorer une des parties du monde que je ne connais pas mais je ne peux pas le dire aux parents. La seule chose que je puisse faire, c'est demander un peu plus de formation, de connaissances.

 

Ils me laissent le choix MAIS ce ne sera pas la Fac, "trop dangereuse pour une jeune fille d'à peine 17 ans sortant du lycée, pas habituée à organiser seule son travail. Il y a beaucoup de temps libre à la Fac (Tiens, le même argument que celui qui me ferait décider d'être institutrice ). Tu pourrais, jolie comme tu es, te laisser tenter." (Mince! si j'avais été moche, j'aurais pu aller en Fac. Et j'imagine les amphis pleins à craquer de monstres heureux d'avoir pu suivre leur voie.)

 

- Puisque tes notes te permettent largement d'y entrer, tu feras hypokhâgne au Lycée Bugeaud. Mais, de" longues études, ça va te servir à quoi ?

 

En regardant le visage douloureux de maman je vois bien qu'elle a du mal à me laisser partir, à se séparer de moi. Papa, pour la consoler, dit que je ne mourai ~as de faim puisqu'il vient très souvent à Alger : Monsieur le Président du Conseil Général vient d'être élu Délégué à l'Assemblée Algérienne; sa présence ~ Al~~ lui permettra de ne pas laisser trop longtemps sa fille offerte aux tentations du vaste monde.· Il va donc m'amener aux délibérations de l'Assemblée pour garder un oeil sur moi

 

J'assiste avec beaucoup de curiosité à ces débats houleux entre adversaires politiques qui se retrouvent presque amis dès que les commissions ont fini leur travail. Je prends plaisir à essayer de comprendre ce qui se passe là ; à discuter pendant les pauses avec ces vieillards de 40 à 50 ans. quelques uns parmi les plus jeunes me font du charme ; je succombe intellectuellement à la finesse de certains autres.

Les délégués descendent à l'hôtel Aletti. Papa lui a des amis hôteliers très bon chic, bon genre, près du Gouvernement Général. Lui, très grand, le dos un peu rond, est tellement bien élevé qu'il en semble insignifiant. Elle, blonde anglaise chignonnée est une forte femme. Son accent prononcé fait rire tout le monde, surtout quand, les yeux brillants, elle raconte que "son mari a

acheté oune paititt secrouétayr".

Elle dit me trouver adorable, bien élevée et tu y quanti. J'ai plutôt l'impression, qu'à travers moi, elle achète les bonnes grâces de son client oranais si bien introduit dans les ministères. Mon père fait souvent l'aller-retour Oran-Paris dans la journée pour une ou deux heures de travail au Ministère de la Marine par exemple.

 

La dame m'offre régulièrement de gros paquets de chocolats de la Marquise de Sévigné. Comme un animal en voie d'apprivoisement, je réponds poliment à ses questions en lui dédiant mes plus jolis sourires crispés. Elle est trop rigide et autoritaire pour que je me sente bien à ses côtés.

 

Et je m'installe à la Cité Universitaire de Ben Aknoun sur les hauteurs d'Alger. Je vais commencer mon année au Lycée Bugeaud.

 

 

 

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Lycée Bugeaud

De la Cité Universitaire, toujours en retard à cause de Polo qui a du mal à sortir de son lit, nous prenons le bus pour la Place du Gouvernement. Les amies suivent: Aimée, Maryse, Simone, Nicole. Polo ferme la marche.

Sa classe est juste avant la notre sur le couloir couvert du premier étage. Quand les profs voient passer le groupe de filles ils disent: "tiens, voilà Prudant".

 

Polo me semble différent des autres. Je lui fais confiance. Mais, il me suit partout depuis que maman lui a dit, au moment du départ: "Polo, je vous confie ma fille".

 

Par contre, dès le premier jour de classe, j'ai la certitude de m'être trompée d'histoire.

 

A l'appel, chacun se lève pour se présenter et énoncer son projet d'études: j'entends les trois quarts de la classe affirmer "agrège français, latin, grec". Les plus méprisables murmurent "agrégation allemand" ou "agrégation anglais".

Mon tour va arriver. L'estomac pulsatile, le bas-ventre en plomb, le coeur battant l'hallali mais sûre de ce que je veux pour cette année seulement (le reste nous verrons plus tard), je dis "propédeutique".

 

Une quarantaine de paires d'yeux me fixent: regards amusés ou carrément méprisants. Je suis étiquetée: nulle ou provocatrice .

 

Je vais très vite en avoir confirmation en all6mand. A tour de rôle, nous traduisons une phrase du texte proposé par le prof. C'est mon tour. La phrase n'a pas de verbe et j'ai un doute sur la traduction à donner. Je le dis (sueurs froides à l'appui). Le prof m'éjecte de la classe JUSQU'A LA FIN DE L'ANNÉE, m'accusant de vouloir semer le désordre .

 

Je ne comprends plus rien à ce monde ni à ses habitants. Je ne sais ni quoi faire, ni quoi dire: perdue. Perdu l'extraterrestre qui examinait chaque particule de matière ou chaque senteur de l'air pour apprendre le monde ...

 

De plus, je croyais être débarrassée du latin, et bien non ! La classe a hérité d'un homme crasseux au possible qui passe son temps à tirer des morves de son grand nez pour les essuyer sur une horrible grande écharpe anciennement beige. Écharpe ou étendard de milliers d'heures de cours passées à essuyer, essuyer, essuyer ...

 

J'ai la nausée et je m'ennuie. Je m'ennuie et j'ai la nausée.

 

En plus, il y a aussi l'histoire, la géographie etc. ... Je deviens de plus en plus passive, de plus en plus absente et en même temps je me débats pour suivre et réussir. Mais, je ne suis pas au bout de mes peines.

 

A la première heure d'anglais, à l'annonce de mon nom et de mon lieu de naissance, le prof s'écrie :

 

Ah, voue êtes la soeur de Claude Ferrara ! Il en a passé des années au lycée à faire suer les profs! Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de vous dans cette classe ?

 

Ah bon! Avant j'étais la fille de mon père; me voilà devenue la soeur de mon frère.

 

Il a du réfléchir monsieur le prof d'anglais puisque sans savoir pourquoi et sans avoir fourni le moindre effort, j'obtiens des notes faramineuses. Je m'étonne tout de même jusqu'au soir où ce monsieur frappe à ma porte : "il est onze heures, il n'en peut plus. Il me désire. Il faut que je lui donne mon corps".

Je lui donne un grand coup de porte dans le nez en la refermant trop vite de peur qu'il ne réussisse à entrer.

Dès le lendemain, mes notes atteignent la côte d'alerte: 2 à 3 sur 20.

 

Je ne dis rien, mâchant tout ensemble incompréhension et tristesse. J'ai de nouveau et cette fois douloureusement, l'impression de m'être présentée dans la vie avec un faux passeport.

 

Passeport aussi du bizutage. Les Khâgneux sont venus nous taper le cul par terre. en nous faisant chanter : "elle a tant, tant, tant mangé de mon, on, de, la bê, te, te, te du Gévaudan, dan, dan ... " C'est curieux: ils ont fait plein de misères à toute la classe sauf à moi. Je chante seulement avec tout le monde:

"Vara, tibi khâgna, Vara" sur l'air des trompettes d'Aida. Pourquoi cette différence ?

 

Et la guerre qui est toujours là, jamais nommée vraiment. Les journaux titrent "les évènements" pour parler de massacres et d'incompréhension politique.

 

Je n'aime pas du tout cette vie: stress permanent et plaisir quasi nul. J'avais décidé, il y a me semble t'il des millénaires, de remettre en question chacun des préceptes inculqués par mon éducation, mais là j'ai de quoi faire! Et je n'ai rien pour me ressourcer vraiment. Dans cette ville superbe, mon canoë me manque terriblement.

 

Ne nous plaignons pas je n'ai pas encore vécu le pire et il y a tout de même des instants souriants : les potaches qui gardent leur pyjama sous leurs vêtements de ville et, en contrepartie, les soirées de poker où les garçons insistent pour jouer au "poker déshabillé".

 

Mon premier concert de vrai jazz à la Cité U, suivi d'une soirée dansante. J'ai choisi pour l'occasion une très large jupe de "velours frappé vieux rose, bordé de gros grain ton sur ton" c'est la description donnée par Henri, l'oncle de Polo. Il a une boutique de haute couture à Oran sur la place de la Bastille. Polo et moi gagnons le concours de rock: nous n'avons pas fait d'efforts en vain dans les dunes.

 

Nous avons le droit, grâce à notre réussite, de boire à l'oeil toute la soirée et c'est M. qui est saoul. L'alcool triste, il me raconte les choses horribles qui se passent dans les salles de dissection. Il pleure et dit qu'il ne veut pas faire médecine. (Ne serais-je pas seule en perdition, décomposition, déstabilisation ?)

 

Ma passion pour la danse et S qui valse si bien mais qui est si grand que mes pieds ne touchent pas le sol quand, ivre de plaisir, je tourne avec lui.

 

Les repas à la Pointe Pescade où papa invite toute la bande de copains ... L'El Basour ...

 

Par contre, j'ai de nouveau accepté bêtement de poser pour un photographe qui doit illustrer un article sur la vie des étudiants à Ben Aknoun : "il faut absolument faire savoir à la Métropole, quelle est la vie de ce pays que personne ne connaît vraiment et dont la population est de ce fait mésestimée".

Je passe un après-midi chiant à me tenir debout, assise, étudiant, souriant etc. Instantanés que je ne verrai jamais puisque je vais quitter la Cité U un peu avant la fin du deuxième trimestre. "Troubles à la Cité U" : menaces d'attaque, d'enlèvements. Où aller?

 

Les amis hôteliers de papa me proposent de m'accueillir. Mais tous les soirs la dame anglaise déballe sa porcelaine fine, ses cristaux qu'elle installe sur toutes les marches de l'escalier, devant les portes et les fenêtres: "c'est pour entendre arriver les fellaghas".

r . !

Je préfère rentrer à Oran. Je reviendrai à Alger pour passer mon examen en fin d'année.

 

En attendant, ma tête est pleine des images de la guerre.

 

 

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Images de la guerre 1956

Toute la troupe descend en bus la rue Rovigo, direction Bugeaud. Un attroupement, des cris : des jeunes "arabes" jettent des pierres sur le bus. Ils crachent aussi.

Le bus s'arrête: on ne peut plus passer. Quelques jeunes me suivent pendant que j'essaie de marcher le plus tranquillement du monde. Ils crachent dans ma direction et dansent en criant : "roumia ! Roumia !"

 

N. Qui est plutôt forte et dont les cheveux frisés, oxygénés, descendent jusqu'au milieu du dos, les intéresse davantage: mains aux fesses, baisers dans les cheveux, propositions salaces . Je sourie à ceux qui m'appellent Roumi a , je marche posément et, quand il le faut, je me dégage fermement ou je joue des coudes avec autorité. Mon coeur bat à tout rompre, mon cerveau se débat dans un questionnement sans fin et sans aucun sens dans une situation comme celle-ci : "je leur ai fait quoi 7 Je n'ai rien contre eux. J'ai 17 ans. Pourquoi ça 7 C'est trop injuste". Mais je sais déjà que la guerre est injuste et meurtrière pour rien. Nous arrivons à pieds et passablement traumatisés au lycée. Nous nous disons que le pire est à venir.

 

Mes parents sont à Alger. Maman propose à Polo et à moi d'aller manger ou boire quelque chose au Milk Bar, un établissement à la mode. Je déteste le lait et Polo vomit au seul énoncé de " crème chantilly". Nous acceptons tout de même l'invitation avec plaisir. La terrasse est agréable dans le remous de la pleine ville. Maman est souriante. Tout va bien. Polo s'est juste absenté un moment pour dégobiller sa chantilly dans les WC.

Le lendemain à la même heure, le Milk Bar et ses clients sautent dans une explosion immense.

 

Quelques temps après, en vacances à Oran, nous passons devant un bar rue d'Arzew ... Black out ... Le souffle de la bombe nous a déportés jusqu'au trottoir d'en face, évanouis puis abrutis, à moitié sourds, contusionnés, très sales mais indemnes.

Dans la brume de l'après choc, je suis terrorisée par la violence de la foule et son désir de vengeance alors que, dans le même temps, je comprends sa douleur.

 

Les attentats se racontent en images horribles, comme s'il fallait alimenter ou justifier la colère. J'ai la sensation d'être, petit à petit, écorchée vive et, en même temps, de ne pas avoir le droit d'avoir des émotions puisque nous ne sommes pas "touchés dans nos chairs". Il y a toujours bien pire.

 

La vie est tout de même mêlée à l'horreur. Le rire aussi: des cousins de la région de Témouchent sont venus nous rendre visite. Ils racontent l'attaque de plusieurs fermes dont la leur. Ils s'y étaient préparés depuis longtemps : obtenir une petite protection militaire, savoir se barricader, où poster les armes, quelles provisions entreposer etc. ... Une nuit, toute la famille se retrouve dans la même pièce, occupée à se défendre. A un moment, l'attaque mollit et le cousin sent alors sa peur. Jusque là, il n'avait été que dans: viser, tirer, recharger, viser .. ;Il sent sa peur et , en même temps, "une furieuse envie de pisser et le chiotte est en bas, comment faire 7" Il pose la question à sa femme empêtrée dans les gravats. Énervée, elle lui répond

,"n'importe où ! Qu'est-ce que ça peut faire 7"

Au matin, sauvés pour cette fois-ce, ils se congratulent. Le cousin enfile ses bottes pour aller constater les dégâts dans la maison et les champs: "une sensation bizarre ... J'avais vidé toute ma vessie dans mes bottes. Comment j'avais fait dans la nuit pour les reconnaître 7"

Tout le monde se tord de rire.

 

On rit et on va au spectacle aussi: Harry Bellafonte, Aznavour, Bécaud, Charles Trénet, le club des Chansonniers, Pierre-jean Vaillard, Robert Lamoureux, sa grand mère dans la luzerne et son canard toujours vivant.

 

Pendant ce temps, sur les journaux, la liste "des victimes des évènements" s'allonge désespérément. Les titres deviennent de plus en plus gros, noirs, sinistres. La guerre se resserre autour de nous.

 

A Alger, nous avons eu la visite de Guy Mollet voulant installer le Général Catroux. Grève générale. "Tout Alger" titrent les journaux (qui ne se privent d'aucune idiotie) dans la rue pour s'opposer au départ de Jacques Soustelle."

Ma meilleure amie veut me convaincre que Mollet et Catroux sont les hommes de la situation. Je ne peux que lui répondre que je m'en fous, que j'en ai marre de ces paroles qui volent dans tous les sens, s'enveniment et tuent. De ces experts en tous genres qui ne voient tous que par le petit bout de leur lorgnette. Je lui réponds que je ne sais plus rien. Elle me traite de fasciste, de fille à papa ... Même l'amitié fout le camp ...

 

Heureusement il Y a encore le canoë, la mer, mon fjord port d'attache, même si mon plaisir est maintenant embrumé de culpabilité à cause de tous ceux qui, sur la même terre, souffrent et meurent. Je suis en train d'apprendre aussi que le seul cadeau dont je dispose et pour pas longtemps, c'est la vie. J'ai à la respecter en étant toujours au plus vrai de moi-même. Et c'est difficile dans cette guerre civile où la pression va devenir de plus en plus terrible. Qui suis-je dans cette tourmente 7 Quel parti prendre ou aucun parti à prendre ? Et je me répète :

 

dans une vibration

suis partie oh ! hé oh

comme l'aventurier

sur une caravelle

voguant pour l'avenir

et sombrant haut et clair

dans une mer grossie

des chagrins de ce monde

où liberté n'est plus

qu'une chanson de fou.

 

 

Ça m'aide à pagayer.

 

Je sais aussi qu'après les vacances, j'irai continuer mes études à Paris/Sorbonne.

Maman est très inquiète : sa fille dans une si grande ville, si loin, alors que la situation ici se dégrade tous les jours.

 

Qu'allons-nous devenir?

 

La séparation n'en est que plus difficile. Comme ses yeux sont douloureux! Comme c'est dur de me décider à quitter sa chaleur, sa tendresse, son odeur.

 

"Mais, il faut partir" dit-elle. "C'est mieux pour toi"

 

 

Paris octobre 56

l'avion est entré dans une nappe de brouillard ou plutôt de brume colorée de jaune et d'orange. Nous allons attérir à Orly.

Un petit serrement de coeur (c'est mon premier vol) quand les roues touchent le sol. Tout va bien, nous allons débarquer.

 

Aie ! Nous avons quitté tout à l'heure la douce chaleur du septembre oranais, vêtus comme à l'habitude et, ici, la nuit est humide et froide: je suis déjà à l'étranger.

 

Cinquième arrondissement. J'ai obtenu une chambre dans un Foyer de Jeunes Filles, tout à côté de l'école de physique-chimie, rue Censier Daubenton. Il appartient à la soeur de Pierre de Coubertin et semble répondre aux critères de respectabilité, sérieux et sécurité de maman.

De plus, pour ne pas être seule, je vais partager une chambre avec ma copine de toujours.

 

Je reçois les consignes de vie en collectivité : pas de réchauds dans les chambres (ah, bon? Ca peut être utile ?), pas de poste de radio, interdiction de rentrer après 21 heures, tenue et comportements corrects (c'est quoi pour elles: "corrects" ?) ...

 

Nous nous installons. Il y a une salle de bains et une cuisine à partager à étage et un resto U. dans l'établissement. Tout ça dans des tons jaune sale.

Nous déballons nos affaires. Chacune délimite son coin et nous investissons de même le petit cabinet de toilette. Cet ordre ne durera pas aussi longtemps que la marine à voile comme aurait dit mon grand-père: ma coturne n'a pas le sens de l'ordre. Elle est tellement obnubilée par le désir d'apprendre qu'elle laisse tout trqîner un peu partout et surtout, horreur ! des gâteaux envoyés par sa mère (très sympa d'ailleurs) sur mes livres et mes copies. Et je déteste les tâches grasses.

 

Par contre, frigorifiée, je travaille dans mon lit et elle n'a jamais vu ça. Elle adoptera l'idée en faisant de sa chaise de bureau un monument aux couvertures superposées quand l'hiver sera là et que, dans la chambre noire à partir de 21 heures, tout chauffage coupé, d'épais cristaux de givre se formeront à l'intérieur des vitres tandis qu'elle travaillera à la lueur de sa lampe électrique.

 

Nous allons à pieds à la fac. Je suis impressionnée par les amphis, les dimensions des couloirs, la couleur du bois, la lumière: cet endroit· me plaît.

Je suis inscrite en anglais mais, en allant au secrétariat, mes yeux sont littéralement aspirés par une affiche décrivant les cours de psychologie. Je vais progressivement abandonner l'anglais au fur et à mesure que ma passion pour la psycho se développera. Et elle se développe vite: je n'ai même pas l'impression de faire un effort ni de travailler d'ailleurs. Je vais déguster Piaget et Pichot, Delay et Tournay, Fave~Boutonnier et Stoetzel, Lempèrière et Zazzo. Je détesterai Chiland par contre. Je campe chez Gibert et je lis, je lis, je lis.

 

Quand le soleil perce un peu le plafond des nuages, je transporte mes lectures au Luxembourg. Mal installée sur ma chaise de

fer, je fuis la chaisière : il n'y a pas de petits bénéfices. Je n'ose pas réclamer de l'argent à mes parents et pourtant, je n'en ai vraiment pas assez. Mais, qu'importe; je marche les yeux en l'air, étonnée, ravie par la beauté de la ville. Rien ne m'indiffère.

 

Je suis tranquille aussi parce que je sais que la séparation d'avec l'Algérie sera courte: je rentre en avion à chaque période de vacances, donc tous les 2 mois à peu près. Je peux alors replonger mes racines au plus profond de mon pays et de ma famille.

 

Je raconte aux parents dont les yeux brillent de la joie des retrouvailles, mes "aventures".

Je leur dis que, dans le grand amphithéâtre bondé, alors que je m'aménageais difficilement une place tout en haut des gradins, quelqu'un m'a bousculée. j'ai perdu une chaussure que je n'ai retrouvée qu'à la fin du cours, toute écrasée en bas.

Je raconte que, comme une sauvage, j'ai couru sur mes talons hauts (encore des souliers !) pour attraper un bus en marche. Dans l'élan pour grimper sur la plate forme arrière, j'ai laissé, à mon grand regret, mes deux chaussures solidement fichées par leurs talon$ dans une grille autour d'un arbre. J'ai fini mon voyage sur mes bas.

Je leur décris les attractions de la Foire du Trône et je leur explique comment j'ai recouvert de barbe à papa le visagè d'un type qui s'agrippait à moi pour m'embrasser sur la bouche.

Je leur explique qu'avant les examens, par un beau soir, je suis allée faire une virée à Montmartre avec les. copains de chez Arlette, rue Monsieur le Prince, là où loge Polo : vous savez, là où on trouve toutes ses chaussettes trempant depuis des lustres et sans savon dans le lavabo : une eau glauque au parfum plus que douteux depuis qu'il y a versé, pour camoufler l'odeur, son flacon d'eau de toilette.

A Montmartre, nous avons chanté et dansé au point que : primo, la police des moeurs est venue vérifier qui nous étions et secundo, les touristes américains, hollandais, allemands nous ont lancé tellement de pièces que nous avons pu faire ~n gueuleton pas piqué des vers.

 

Je parle, je parle, mais je ne leur dis pas, pour ne pas les effrayer, que nous nous sommes faits agresser dans une manif. d'étudiants de droite.

Je ne leur dis pas que je les vois tous les deux, mais surtout papa, un peu plus vieux à chacun de mes retours et que mon coeur se tord quand j'y pense.

Je ne leur dis pas que, dans cette vie à Paris, je ne me retrouve pas toute entière; c'est comme si j'avais mis le pilote automatique.

 

Mon âme est ailleurs, dans la côte abrupte dessinant les remous de la mer, dans les dunes et le soleil qui se couche derrière le phare du Cap Falcon. Je crois savoir ce que le mot "déracinée" veut dire : une espèce de robotisation légère, comme une absence floue. La perte infime d'une efficience affective.

 

C'est peut-être grâce à cette prise de conscience que j'ai rencontré F. Elle vient de Madagascar; elle est belle, lisse et noire. Elle rit de toute sa bouche charnue et me fait goûter les épices qu'elle ramène de chez elle. Elle m'explique que chaque race a son odeur :

- c'est pour ça que j'ai un mouvement d'étonnement en rentrant dans ta chambre ?

- oui, j'ai le même en entrant dans la tienne.

 

Chez elle, c'est acidité, verdure, piquant.

Odeurs culturelles ... Quel paysage infini s'ouvre à moi ! Je peux être étrangère à quelqu'un juste comme ça.

 

Avec ce précieux bagage, je repars vers la Méditerranée ...

 

 

1958

Je vais retrouver, à la maison, comme un subtil raidissement anxieux, même si la famille, heureuse de retrouver son étudiante, s'évertue à lui cacher soucis, difficultés quotidiennes, angoisse pour l'avenir. On sent, de toute façon, la guerre dès l'arrivée à l'aéroport de La Sénia : elle aussi a son odeur.

 

Nous habitons Oran. Le super appartement est enfin terminé : solarium, vue sur Santa Cruz et tout et tout. Maman est très fière de sa grande cuisine jaune et bleue. Elle a même fait peindre le frigo en jaune et rit parce que tout le monde lui dit que ça ne se fait pas: un frigo, c'est blanc.

 

Papa parle d'un projet qui lui tient à coeur: assister, avec maman, au prochain congrès international de la pêche en mer qu'il préside depuis quelques années. L'an dernier, c'était Istanbul, l'année d'avant, la côte atlantique, cette fois-ci, ce sera ... J'ai complètement oublié le lieu.

Nous pensons tous qu'un break serait le bienvenu. Tata marraine va, sans le vouloir, en décider autrement.

 

Le moment approche où mes bagages devront être prêts pour le départ à Paris. Dans la cuisine, les deux bras dans une bassine, maman s'occupe à nettoyer mes pulls à la Termixine : un conseil de Germaine (la maman de Polo) suivi d'un avertissement attention, c'est très volatile.

Tata propose son aide à maman qui souffle et siffle, oppresse et tousse : son insuffisance respiratoire se fait durement sentir aujourd'hui.

 

- Laisse-moi faire, Henriette. Ça c'est à ma portée. Toi, fais quelque chose de plus difficile.

- Laisse-moi tranquille, Marie. C'est dangereux ce produit.

 

Impossible, pour tata, de rester sans rien faire. Elle se précipite sur la gazin1ere pour mettre à cuire, à quatre heures de l'après midi, le bouillon de légumes que maman va manger ce soir.

 

J'arrive dix minutes plus tard, mes billets d'avion à la main.

 

Dans le couloir, là, debout, me faisant face, un monstre aux yeux énormes m'accueille avec des gémissements et des soubresauts syncopés. Ce monstre n'a pas de peau sur le visage, pas de sourcils, pas de cils. Les cheveux qui lui restent sont situés bien en arrière du crâne. Pourtant, c'est tata? Je la reconnais presque.

Et l'odeur! Chair, peinture, bois brûlés.

Et le couloir ! envahi de pots de fleurs renversés, de terre et de lambeaux de couvertures partout.

Suzanne, la femme de ménage, a elle aussi, des plaques dépourvues de cheveux autour du visage. Elle répète comme pour elle-même "heureusement que j'ai eu l'idée de la terre ... Heureusement

que ... "

 

MAMAN '"

 

Elle est brûlée au troisième degré, jusqu'aux coudes et le reste est à peine mieux.

Suzanne lui a sauvé la vie en renversant sur elle la terre des pots de fleurs et en éteignant le feu avec des couvertures pendant que maman roulait sur elle-même dans le couloir.

 

VITE! VITE un médecin. Par chance, il y en a un à l'étage au-dessous.

J'ai envie de m'évanouir en regardant ce monsieur tirer sur la peau brûlée de ma mère pour l'arracher ... et, je me tiens bien parce que je crois, bêtement, qu'elle aura plus de force si je n'ai pas peur.

 

Il n'y aura pas de congrès de pêche, bien sûr et je pars à Paris, le coeur gros, laissant maman avec 40° de fièvre, les bras plâtrés, soumise à une absence d'autonomie qui doit la ronger sérieusement.

 

Dans l'avion, je pense à Suzanne à propos de laquelle nous avons si souvent rit avec un brin de supériorité. D'abord parce qu'elle fauchait compulsivement tous les mouchoirs en disant, sans jamais les rendre: "je ne fais que les emprunter".

Ensuite parce qu'avant d'amener les .plats à table, elle enduisait l'espace entre la cuisine et la salle à manger d'eau très savonneuse pour pouvoir arriver élégamment jusqu'à nous en glissant sur un pied.

Et aussi, parce qu'un jour où maman avait décidé de changer le dessus de la table à repasser, elle y avait trouvé, caché, le roman que Suzanne écrivait en cachette. Il commençait par un gros titre: "ROMAN: "elle est donc morte la pauvre Jeanne d'Arc!" (Personne n'a jamais lu la suite)

 

Je pense aussi que j'ai de moins en moins envie de quitter Oran. C'est difficile de rester sans nouvelles même si je suis sure d'avoir au moins une lettre par semaine. Les choses changent si vite.

Je décide d'emmener un petit poste de radio, bravant ainsi l'interdit donne par le Foyer. Je hausse les épaules en pensant à la bêtise crasse des trois bonnes soeurs qui gèrent ce lieu. En fin d'année, heureuse d'avoir eu deux certificats d'un coup, je descendais l'escalier en sifflotant ma chanson préférée. Une des trois garces comme les appelle Claude qui ne les a jamais vues, m'a houspillée en me manaçant de renvoi: "une jeune fille bien élevée ne siffle pas dans les escaliers, (elle peut siffler où ?) la maison ne garde pas les poissonnières" (d'abord la maison n'est pas une garderie et ensuite c'est. pas du tout sympa pour les vendeuses de poisson).

Et ça se dit chrétiennes ces horribles jugeant.

 

Je suis un peu inquiète aussi. Je suis inscrite en psycho physio cette année. Il va falloir apprendre l'anat. etc ...

J'ai peur de m'ennuyer ...

 

 

1958 (2)

Je retrouve Paris et son humidité le Foyer de Jeunes Filles, ma chambre, ma copine et ses gâteaux gras.Et, je fais connaissance avec les TP de psycho-physio.

 

D'abord, je tripote tant d'hémisphères cérébraux trempés au formol qu'en rentrant, je vois, sur les trottoirs, des kilomètres de circonvolutions. Je marche dessus, je sens leur odeur, j'ai leur texture dans tout le bout de chacun de mes doigts ... Je vomis dès que je peux.

 

La fois d'après, je n'arrive pas à me décider à tuer le gros rat blanc en lui cognant la tête sur la paillasse pour, après, lui ouvrir le ventre et en extraire l'intestin: ça pue et c'est chaud ... Je revomis dès que je peux.

 

Et puis, le moment vient de décérébrer les grenouilles, de les épingler sur une planchette, de les énucléer ou de leur accrocher la pointe du coeur à un enregistreur de pulsations avant de balancer sur le dit-coeur des gouttes d'adrénaline.Je ne peux même plus vomir. Ca ressemble trop à ce que j'imagine des tortures exercées dans mon pays. Surtout quand les malheureuses grenouilles, mal èpinglé~s, essaient de s'enfvir, thorax béant et langue pendante. Qui n'a jamais vu dépliée la langue d'une grenouille ne sait pas à quel point elle est longue.

 

Mes compagnons de TP sont un aveugle et un boiteux. "Ca confirme" me dit papa "ta vocation en ce qui concerne les professions d'aide. Tous les moches, tous les boutonneux, tous les handicapés de quelque chose viennent vers toi". Il est aidant mon papa!

 

Enfin ... Comme les frangines ne me permettent pas de rentrer après 21 heures et que les TP finissent à 22 heures, je suis obligée d'aller dormir à l'hôtel ces jours là. Ca aussi c'est malin.

 

Et ce n'est pas fini ... Le mois de Mai est là, une chaleur douce envahit Paris et le 13 arrive.

 

"Tout le monde est dans la rue en Algérie" dit la radio (ils n'ont qu'une phrase type les journalistes de cette époque). Révolution, indignation, kermesse, folie. Je suis collée à mon poste de radio. Je veux comprendre et en même temps, j'ai l'impression que, dans leur angoiss~, les "français d'Algérie" ne savent plus ce qu'ils font. Comme s'ils demandaient exactement ce qu'ils ne voulaient avoir pour rien au monde.

 

Et, je suis appelée chez La Directrice qui me signifie mon renvoi. Motif: il est interdit de se servir d'un poste de radio. Elle ne veut rien savoir quant à De Gaulle, l'Algérie, mon inquiétude etc .. ;

 

Il va falloir que je colle un souci de plus aux parents.

Par contre~ c'est avec un grand plaisir que je vais quitter les trois garces.

 

Je trouve une chambre à l'extrême bout de la rue de Vaugirard (encore plus longue que la langue d'une grenouille), chez la Baronne machin qui loue habituellement à des hôtesses de l'air. "Par chance pour moi", affirme t'elle, l'une de ses pensionnaires a définitivement quitté Paris.

Chance dit malchance : la Baronne est complètement folle et, si papa me redit que cela confirme ma vocation, je l'étrangle! Elle attache mes draps à mes vêtements qui sont eux-mêmes noués aux rideaux et, sur cet ensemble harmonieux, elle vide des quantités de boites d'Omo.

Faut déménager vite fait surtout que l'examen approche et que, quand ça lui chante à Madame La Baronne, elle ferme tous ses verrous et je reste dehors pour la nuit.

 

Heureusement, rue de Ponthieu, Monsieur Valette, gérant de l'hôtel où les parents descendent d'habitude, me propose une chambre jusqu'à la fin de l'année.

Byzance ! Luxe, calme et (qui a dit volupté ?) moquette où les pieds s'enfoncent, lits à barreaux de cuivre, armoires en ronce de noyer et bronze doré, draps tirés par une femme de chambre. Oh, la, la ! Seulement, c'est loin du quartier latin.

 

Les parents viennent me rejoindre à Paris en fin d'année, sûrement pour m'encourager et me rassurer.

La température n'aide pas au. travail. Il fait si chaud que je révise, nue, allongée dans la baignoire vide. Et, même si nous sortons beaucoup pour "nous aérer la cervelle" ; même si j'ai le plaisir de voir toutes les pièces de boulevard intéressantes, l'opéra, les opéras comiques, et surtout Brassens, Brel et Piaf, le stress m'envahit pour la première fois de ma vie, au point que je somatise. Abcès dentaire, nausées, diarrhée irrépressible. Je dégobille même au moment de passer la porte de la salle d'examen auquel je suis reçue avec un très petit nombre de candidats "grâce à la baignoire" dit papa.

 

A la rentrée, je prendrai pension à Concordia, dans une toute petite chambre au cinquième étage de ce grand bâtiment sur la place Lucien Herr. L'endroit est sympa, beaucoup plus ouvert que chez de Coubertin. Dans la maison d'en face, à l'étage, existe un petit bistrot enfumé dont le patron est féru de peinture. Il suffit de grimper quelques marches et quand il fait beau, on peut s'installer sur de petites tables branlantes; dominant ainsi la place et ses pigeons, derrière une rambarde de fer.

Dès que l'un de nous reçoit un peu d'argent, il invite immédiatement tous les autres à manger là un poulet basquaise. Nous constatons tout de même sans trop vouloir nous poser de questions que,plus sa clientèle augmente, plus les pigeons se font rares sur la place.

 

Dans les périodes sans argent nous ne pouvons que descendre la rue Mouffetard jusqu'à Monge, à la recherche de quelque chose à manger dans nos prix. Il nous arrive d'acheter des kilos de fraises que nous rinçons dans nos lavabos ou que nous grignotons en regardant tourner les tricheurs ou autres films.

 

C'est la paix, les rires et l'amitié ...

 

 

Amours et belle-famille

Pendant ce temps, en Algérie, les Comités de Solidarité Féminine se mettent en place à la demande de Madame La Générale Massu. Jusqu'où ira t'on dans cette hypocrisie funeste? Ce qui se met en place, alors, au moins dans la région où j'habite, ce sont des groupes de femmes et de jeunes filles musulmanes qui apprennent à tricoter français, à cuisiner français. Où est l'échange? Solidarité ça veut dire quoi? Elles font déjà tout ça et bien mieux encore dans les ouvroirs des bonnes soeurs. Et à l'école, elles ont appris quoi? Le Don Français du Tricot, ça me fait rire.

 

Et la vie continue. la mort aussi.

 

Pendant ces années, il y a eu du nouveau: j'ai fait plus ample connaissance avec la famille de Polo et Claude a rencontré Geneviève.

 

Geneviève ... La première rencontre ... Elle se cache derrière Claude, essayant de dissimuler ce qui serait aujourd'hui à la pointe de la mode: une chevelure rouge vif, d'un côté frisée, l'autre raide. "Une erreur de mon coiffeur" dit-elle timidement. Sous le rouge flamboyant, je distingue un visage aux traits fins, de grands yeux. Elle semble très importante pour Claude.

 

Et puis, il y a le dîner de présentation aux parents. Geneviève est accompagnée d'Henri, son cousin. Je ne me souviens pas distinctement de la scène mais je nous revois assis dans "la petite salle à manger" lambrissée de la Rampe Valès. Seul le discours de maman, si réservée d'habitude, me revient en mémoire. Elle nous raconte tout sur la fécondation des grenouilles. Elle nous cite Jean Rostand. Puis, elle bifurque sur la vie après la mort : "vous n'aurez qu'à regarder les étoiles pour me retrouver. Je serai devenue un tout petit éclat lumineux là-haut très loin dans le ciel, occupée avec ceux qui seront dans le même cas que moi, à rendre plus lumineuse l'étoile sur laquelle je me serai fixée.

 

Quant à la famille de Polo, je m'interroge sur son fonctionnement si différent de celui que j'expérimente à la maison. Je me sens, chez eux, comme une anthropologue en visite dans une civilisation étrangère.

Eux aussi sont trois: Pierre, Germaine, Henri. Chez moi, il y a Papa, maman et tata-marraine. Chez grand-père Ivanes, il y a grand-père, Carmela et le souvenir aigu de mémé Antoinette ...

Le reste a son originalité.

 

Le déjeuner, par exemple, est hyper important. Il faut y assister. Tout est prêt, tout le monde et là à midi, midi trente, mais il faut attendre Henri: "c'est lui qui amène la viande". Henri a une boutique de haute couture, le Jockey-club, sur la place de la Bastille, à côté du Grand Hôtel.

Henri joue les anti-conformistes. Il arrive quand ça lui chante plutôt deux heures que midi. Il est indispensable puisqu'il achète la viande : généralement une tranche de rumsteack, épaisse de deux ou trois centimètres que Pepica va mettre au grill sur un lit de gros sel.

 

L'attente est le début d'un rituel que je ne comprends pas tout de suite.

- Ah, dit Pierre avec un sourire plein d'humour, nous sommes enfin à table. Préparons le couteau pour Henri.

- Ton couteau ne coupe pas, dit Henri.

- Je viens de l'aiguiser et c'est le tien.

- Il ne coupe pas. Tu vois bien qu'il ne coupe pas

Et le ton monte un peu.

Tous les repas commencent à peu près de la même manière, comme pour mettre en scène une danse des mâles autour d'un repas de viande. Ou bien,on pourrait en trouver le sens dans la phrase de Lewis Carroll : "je n'ai pas cassé la théière que vous m'avez prêtée, d'abord parce que je vous l'ai rendue intacte, ensuite, parce que vous me l'avez prêtée cassée, enfin, parce que ce n'est pas à moi que vous l'avez prêtée d'abord". Aujourd'hui ce souvenir me fait rire. A l'époque, je n'étais pas très à l'aise avec ça.

 

Je m'étonne à observer les relations dans la famille. Germaine adule Henri. C'est par lui que les choses bougent. Il est musicien, il peint et réunit, autour de lui, personnages importants et peintres renommés. Il aime les inviter dans la cuisine sombre et triste, réduite à sa plus simple expression, du magasin: "c'est original". Il joue beaucoup de son avarice et adore provoquer, ce qui a fait la célébrité du Jockey Club.

 

Pierre est tout différent. C'est un charmant rêveur, maladroit et distrait qui touille le sucre dans son café avec sa cigarette et fume sa petite cuiller. Il est aussi capable d'énormes gaffes. Un jour de grande tablée chez Ménou et Pierre Lacombe (bâtonnier du barreau d'Oran), le dessert arrive et Pierre, gourmand comme tout, se régale et dit à la cantonade "Ménou, tu es la reine des tartes !".

"Comment ?" questionne Ménou qui, dans le brouhaha de fin de repas, n'a rien entendu.

La cousine Hélène, assise en face du gaffeur, lui donne des coups de pieds sous la table pour l'empêcher de répéter naïvement la même phrase. Et pierre de dire d'un ton revendicateur : "Hélène, pourquoi tu me donnes des coups de pieds sous la table ?"

 

Pierre ... J'aime tout de suite sa gentillesse pudique, son humour et sa culture. Il ne supporte pas les conflits et, je comprends sans qu'il ne l'exprime, qu'il se sacrifiera jusqu'au bout pour respecter ce couple frère/soeur un peu déraillant. Il a même du mal quelquefois à converser vraiment avec son fils, pris dans les plaisanteries de son oncle et de sa mère qui le maintiennent souvent dans le rôle d'un jeune enfant irresponsable. En contrepartie, Polo a toutes les libertés : se servir des voitures, piquer dans la caisse du magasin etc ...

 

Pierre qui dirige une agence d'assurances, est plus littéraire que commercial. De plus, il adore les mots croisés et nous nous téléphonons souvent pour nous questionner sur: "et toi, tu as trouvé quoi pour le 9 horizontal ?

 

Je l'appelle Petit Père. Il me nomme Mimi. Ses grands yeux bleus gris délavés me ravissent. Je ne suis mal à l'aise avec lui que quand il conduit sa 4 CV. Le haut du crâne ne dépassant pas le volant, il parle sans regarder la route, faisant virevolter ses mains perpétuellement munies d'une cigarette et il s'inquiète

- Pourquoi ils klaxonnent comme des dingues ceux qui nous doublent et pourquoi ils crient comme ça ?

 

... Le temps arrive où Henri décompense. Dépression et Cie. D'habitude c'est Germaine qui fait ça à périodes régulières, depuis même avant son mariage. Là, c'est la première fois pour Henri et il doit partir faire une cure dans une clinique française.

Pierre me demande timidement si ... étant donnée la nature de mes études ... Je ne pourrais ... voudrais me charger de la rédaction d'un compte-rendu pour le "médecin-chef métropolitain".

- On le ferait tous les deux. Je te donnerai toutes les informations et tu n'aurai qu'à l'écrire.

 

Ça m'embête beaucoup cette idée de plonger dans les secrets d'une famille à laquelle je "vais être unie". Mais Petit Père a l'air si démuni à l'idée de se lancer dans cette rédaction ...

 

J'apprends ainsi la vie de la branche Cazes venue du Béarn en Algérie. J'imagine, au récit de Pierre, les pérégrinations des Prudant, Prouday, Priudannah en remontant dans le temps. Voyages de ces protestants issus de l'Alsace et du Jura qui vont s'établir marchands blanchiers à Dieulefit pour se déporter en Algérie, sous Napoléon 3, parce qu'ils sont républicains.

Pierre me montre de très anciens parchemins en vieux français et en occitan. Certains datent de 1604. Il me dit n'avoir ni le temps, ni la force de les déchiffrer, mais, si je voulais, acceptais de m'en charger un jour.

Et, il repart sur la jeunesse d'Henri et de Germaine, la sienne, ses fiançailles, son mariage, la naissance de Polo.

Il a du plaisir à parler, à être écouté ... Et puis, il se fait timide, mystérieux. Il va me dire quelque chose que même Polo ne sait pas et qu'il me demande de lui annoncer (il m'en demande beaucoup, je trouve !) ... Henri est ... Henri est ... Homosexuel ... Je ris à en perdre le souffle. Je le sais depuis si longtemps ! Tout le monde le sait. Polo aussi d'ailleurs.

 

Le compte-rendu est fait. Henri est en cure et je passe toutes mes vacances à m'occuper du magasin. Je n'ai pas l'âme d'une vendeuse de vêtements. Les dames bon chic, bon genre essaient tout, pinaillent sur tout, si bien que l'envie me prend souvent de leur coller sur la 'figure et gratuitement leurs robes, pulls et manteaux.

Par contre, je crois savoir pourquoi le chiffre d'affaires de la Boutique Hommes est monté si fort.

 

Et puis, la nouvelle tombe : Claude et Geneviève vont se marier.

 Comment? Quoi? Qu'est-ce? Et moi alors ! Je connais Polo depuis si longtemps. On va rester dans cette situation jusqu'à la fin de nos jours ?

Ma colère est grande. S'y mêle l'amertume du "coup de la 2 CV" je crois. Même si je sais que c'est idiot, que ça n'a rien à voir. En fait, je vais adopter exactement le même comportement. Sur le coup, je ne dis rien. Je laisse mûrir et décanter mots et idées tout au fond de moi. Et puis, tout d'un coup, c'est fait: j'ai déjà écrit une lettre de Paris où je suis repartie. Je n'ai absolument pas réfléchi à mes arguments.

 

Les parents sont sidérés par les termes de cette lettre, admiratifs même,disent-t'ils et ils décident que je pourrai me fiancer en même temps que mon frère. "Il faudra demander à Henri de t'aider à choisir une robe quand il viendra faire ses achats à Paris" .

 

Avant nos fiançailles, Claude et moi invitons tous nos copains à une fête à la villa.

La statue de l'esclave noircit à toute vitesse, la véranda est noire de monde, Geneviève a un peu bu, Pas autant que "Nais" le copain de Polo qui vient enlever une de mes chaussures à talons aiguilles. Il la remplit de champagne, le boit cul sec (berk !) et se met à arpenter la salle, brandissant son verre original et hurlant : "Mireille-Fouga Magister ! Bille à droite ! MireilleFouga Magister ! Bille à gauche !"

 

Au petit matin, nous échouons dans un bar à Oran et Nais reconnaît, dans la salle, Jean Marchal et Dany Robin. N'écoutant que son alcool, lui si éperdument timide d'habitude, va déclarer sa flamme à Dany Robin, nous laissant dans un grand étonnement.

- La Navale lui a tapé sur la tête, dit Polo.

 

A la fin de l'année universitaire, De Gaulle, à Mostaganem, crie "je vous ai compris" sous les vivats de la foule ... En septembre 59, il proposera un choix entre "sécession, francisation et association" et tous ceux qui criaient "vive De Gaulle" n'y comprendront plus rien et se sentiront trahis.

 

Claude et Geneviève se marieront dans la joie mais aussi dans une situation politique se dégradant d'heure en heure avant que le renversement ne se produise : beaucoup de "français d'Algérie" vont passer du rôle de victime réelle o~ en puissance à celui d'assassin, de complice ou de voyeur sadique.

 

 

Mariage en genou couronne 1960

Fin janvier 60, tout rassemblement de plus de trois personnes est interdit en Algérie.

Mars 1960 : le chef de l'état exprime sa préférence pour une Algérie algérienne. C'est "l'association" proposée en 59.

A Agadir, un gigantesque tremblement de terre tue ou blesse des milliers de personnes.

Et ... le 22 avril 1960, je me marie.

 

Civilement d'abord, à la mairie de Mers El Kébir, "chez papa".

Je vois bien l'émotion des parents, je m'applique à faire tout ce qu'on me dit de faire mais je suis comme en dehors de mon corps, absente.

Je vais l'être encore plus à l'église. Déjà, la veille, quand je suis allée voir le prêtre pour le dernier entretien de préparation au mariage, la seule chose qu'il m'ait dite c'est Hest-ce que tu as couché avec ton fiancé ?H Il a tellement insisté que j'ai eu l'impression que son sperme allait recouvrir mes chaussures. Je n'ai donc pas très envie de le voir dans sa chasuble de cérémonie, sa calvitie s'auréolant de noir là devant moi pendant qu'il fait son homélie.

De toute façon, Polo et moi ne valons pas tripette pour lui : il ne parle que de mon père qui a fait ci et qui a fait ça, qui est ci et qui est ça ... J'ai le temps de penser à autre chose "dans la nef bondée où je m'ennuie ferme.

Alexandrine, la modiste, en fixant ma couronne de roses blanches et de muguet, m'a enfoncé une aiguille à chapeau dans le crâne. Elle y est toujours fichée et j'ai mal.

Une mouche tourne sans arrêt autour de nous. Polo renifle sans cesse et surtout, je ne peux pas m'agenouiller: un gros bout de mon genou a été emporté hier au cours d'un atterrissage limite sur les rochers en canoë. J'ai protégé Bouboule, pas moi.

En plus, j'ai choisi une guêpière blanche en guise de sous vêtement et je crois d'abord qu'une de ses baleines est cassée qui me rentrerait méchamment dans les côtes. Mais, je vais comprendre que le stress a gonflé ma rate comme si je faisais des 100 mètres en continu.

 

Et, un souci me taraude. J'ai, dans les mains, un très joli bouquet rond fait de roses et de noeuds virginaux dans un habit de tulle. Quelqu'un m'a dit de le déposer sur l'autel de la vierge. Il est où cet autel ?

Ouf! On a réussi à se passer nos alliances. On va pouvoir se lever. Mais, il est où cet autel?

Au moment de franchir la porte de la sacristie, Polo, aussi perturbé que moi, passe le premier et nous nous trouvons légèrement coincés ...

Enfin! Les signatures sont faites.

Devant un petit autel (de la vierge, peut-être ?), la foule vient féliciter.

C'est à ce moment que le grand jupon à volants de broderies anglaises, fait main, il y a si longtemps, pour la jeune mémé. Ferrara, quitte ma taille et me tombe malencontreusement sur les pieds. Tout ça, parce que j'ai écouté Geneviève qui m'a dit de mettre pour la cérémonie "quelque chose de neuf, quelque chose de bleu, quelque chose d'emprunté."

Que faire, à part enjamber ce grand jupon le plus courtoisement possible et, envoyant au jugé mon bras en arrière, de le déposer sur l'autel (de la vierge ?) en même temps que mon bouquet, tout en souriant bravement et en remerciant ceux qui me serrent la main ou m'embrassent.

 

C'est fini. Sortons sur le parvis de l'église, place de la Bastille.

Voilà Gueniche et la vieille Mercedes. J'avais un passé avec celle-là, je n'ai rien voulu savoir pour être transportée dans la neuve.

 

A la maison, il nous reste encore à étêter la pièce montée avec la grande hallebarde de marine, et je peux aller discuter avec Petit Père, fatigué, qui se repose dans la pièce aux placards. (Il commence à souffrir d'un cancer à la prostate mais il ne le sait pas encore.)

 

Nous allons passer notre nuit de noces, Boulevard Front de mer dans l'appartement d'Henri dont Polo a oublié les clés! Le matin, je trouve près de moi une chevalière garnie d'un pavé rectangulaire de petites émeraudes : "de la part de ma mère" dit Polo.

 

Le voyage de noces se fera à quatre en Autriche, Tyrol, Allemagne. Nous partons avec Claude et Geneviève dans sa Simca Aronde Plein Ciel.

Il n'a plus depuis longtemps la 2 CV historique. C'est dommage, elle m'a laissé de très bons souvenirs. Dix, douze, quatorze copains entassés à l'intérieur pour monter la côte du phare du Cap Falcon pendant que les autres pétaradent derrière en Vespa et Lambretta.

Elle nous a aussi emmenés prendre les bains de minuit à la Gramma ou à Bou-Sfer. Nous avons roulé, avec elle, tous feux éteints et à vive allure sur la route de la corniche.

Tout cela n'est plus possible maintenant. C'est la guerre en Algérie, tandis que sur une petite route du Jura, avant d'arriver en Allemagne, Geneviève apprend à conduire. Il y a encore de la neige dans laquelle Polo ne peut pas s'empêcher de se rouler alors que, chaussées de petits souliers de cuir fin, nous cherchons obstinément une plaque d'herbe ou un caillou pour prendre la pose de la diapo souvenir.

 

En rentrant, je vais suivre, à Paris, Polo qui n'a pas encore passé son diplôme d'ingénieur: quelques mois dans un appartement de Boulogne pendant que le GPRA se prépare à envoyer une délégation à Paris, présidée par Ferhat Abbas et que commence le procès Eichmann.

 

A la fin de l'année universitaire, il me semble important de chercher un appartement et de me mettre au travail même si Polo est parti pour un service militaire de 27 mois.

 

Après maintes démarches, dans l'année 61 où l'armée assume, par l'intermédiaire de Challe, Zeller, Jouhaud et Salan, les pleins pouvoirs en Algérie, je prends mon poste au Pavillon psychiatrique de l'hôpital d'Oran.

 

 

Pavillon 35

 

Un poste de psychologue vient enfin d'être crée à l'hôpital d'Oran, Pavillon 35 : psychiatrie.

Mes 21 ans naïfs croient voir s'ouvrir un monde propice à l'épanouissement, la créativité, l'intérêt pour le travail.

Il y a environ deux ans, j'ai quitté la vie estudiantine nantie de mes diplômes. J'allais enfin pouvoir mettre en pratique ce que j'avais appris. Ce n'était pas rien d'avoir eu comme profs Piaget et Stoetzel, Pichot et Delay. Et puis, décider de travailler en Algérie dans ces années-là, alors que la mort est à toutes les portes, c'est faire preuve d'un bel amour du pays et de ses habitants. Je n'ai pas l'intention de partir.

 

Et je suis fière en plus. Papa qui aide tout le monde à l'exception des membres de sa famille, n'a pas voulu lever le petit doigt pour obtenir la création de ce poste de psy. Il m'a fallu faire les démarches seule : rendez-vous avec le Médecinchef du Pavillon 35 pour le convaincre de l'intérêt d'avoir une psychologue dans ses murs ; présentation et défense du projet pour le Conseil Général etc ... Ca a marché!

 

Je suis impatiente de commencer à travailler. D'inventer, jour après. jour, mon activité.

 

Janvier 61. M'y voilà enfin. 

 

Ma Vespa 400, achetée d'occasion, traverse allègrement les allées plantées de palmiers. Il fait très beau. Les odeurs, les couleurs, le lent mouvement de la foule porteuse de paniers ou de dossiers s'inscrivent en moi de manière indélébile. Je regarde l'ocre des bâtiments. Toute propre sur moi, je suis nette, sans bavures.

 

Le Médecin-Chef, aidé de son Assistant et de l'Interne, essaient de définir plus précisément le poste avec moi. Difficile.

Il ne leur est pas facile d'inventer comment une "non-psychiatre" serait capable de faire un travail thérapeutique. Je ne sais certainement pas assez affirmer ce que je me sens capable de faire : le contexte dans lequel nous discutons me met particulièrement mal à l'aise. Les présupposés me paraissent complètement à côté de la plaque ... La négociation se fait

vague ...

 

Ma petite voix intérieure, sarcastique, me casse les oreilles : - tu n'as pas ta place ici. Tu vas t'épuiser à essayer de leur prouver que tu pourrais être utile. Ils sont gentils mais pas prêts du tout à une collaboration Ils vont bientôt se mettre à te parler comme si tu avais six ans .

 

Et quelque chose en moi refuse net de taper du pied pour s'affirmer. Je n'ai jamais travaillé. Je n'ai fait que quelques stages à St Anne et à la Salpétrière et encore seulement co~e témoin de l'Efficacité du Personnel en Place. Je n'ai pas d'expérience, que dire?

 

Les Trois demandent un break pour partager leurs opinions dans le bureau d'à côté.

Ils reviennent.

- Nous avons décidé que vous ferez les entretiens d'entrée et que vous donnerez vos conclusions en forme de diagnostic. Vous poserez vos comptes-rendus sur mon bureau avant le début de la consultation.

 

Pourquoi mon ventre est-il si lourd tout à coup, mon estomac si froid et mon coeur si fort tambourinant ?

Dans un bel effort, je tente d'expliquer que je n'ai pas du tout la même vision de mon travail. Le Médecin-chef, avec une gentillesse authentique, me répond, l'air bon enfant

- ne vous inquiétez pas. De toute façon, je referai, à ma manière, l'entretien d'entrée et vous aurez la possibilité d'assister à toute ma consultation.

 

Vous ferez quoi de mes notes ?

 

Rien, bien sûr. C'est vous qui devez comparer votre travail au mien.

 

- Je suis prête à apprendre, mais je ferai quoi après la consultation?

 

- Oh, vous trouverez sûrement votre place ... Nous verrons plus tard ... Il faut bien commencer n'est-ce pas?

 

Nous n'en avons plus jamais discuté. Je crois bien que nous nous sommes rendus invisibles l'un à l'autre.' J'ai assisté à ses consultations sans jamais ouvrir la bouche. Cela me semblait tellement inutile. Nous étions dans deux mondes essentiellement différents, la guerre autour de nous. En fait, nous avons cohabité poliment, heureusement, pas longtemps.

 

Tout de suite après cette entrevue, l'infirmière chef, Madame K. me fait visiter "mon bureau".

 

- Vous serez bien là sur le hall d'entrée. La porte, juste en face du Médecin-chef ! Et puis,vous verrez, c'est sympa ici. Voilà, vous êtes chez vous.

 

Je frissonnais déjà, envahie par le froid de la déception. Je me mets carrément à claquer des dents à la vue du meuble monumental aux nombreux tiroirs, profonds comme des tombes qui encombre tout le milieu de la pièce. L'immense armoire à dossiers, vide, me regarde d'un air sardonique. La peinture jaunasse sur les murs tristes me donne comme une nausée ...

 

- Si vous vous ennuyez, rajoute Madame K., avant de quitter le bureau, vous pourrez nous rejoindre là-haut. On a de la layette en pagaille à tricoter. Vous pourrez nous aider si ça vous chante.

 

"Chanter !? Tricoter ?" dit ma cervelle embrumée qui ne cherche plus vraiment à comprendre.

" ... A quoi as-tu rêvé, pauvre, pauvre fille ... "

 

Je n'ai même pas le temps de me demander, le désespoir dans l'âme, ce que je vais bien pouvoir mettre dans tous ces tiroirs que la porte s'ouvre sur Madame K. chargée de deux blouses blanches et d'une pélerine bleu-marine en grosse laine rêche.

 

- C'est lourd comme une vieille dette, mais c'est pratique les jours de vent ... et c'est obligatoire.

 

Et, me voilà faisant partie de la clique qui, tous les matins, suit à vitesse grand V, le Médecin-Chef dans sa visite:

- "Bonjour, ça va ? "Et, sans attendre la réponse, un oeil sur le cahier des infirmières : "bon, 3 largactil 100 et 3 tofranyl 25 lM avec la progression habituelle."

Puis, se tournant vers la malade : "vous verrez, ça vous calmera et vous serez moins triste. Ca ira déjà mieux dans une semaine. Bien, nous allons nous préoccuper de Mme Y. Au revoir Mme X !"

 

Personne ne dit mot. L'infirmière note, devant chaque lit, ce qui me paraît être la même ordonnance, à peu de choses près. J'avance, sidérée, angoissée par le sinistre de la situation. Etouffée je suis aussi par les odeurs de pisse et de merde, de pieds et de misère humaine, d'air confiné dans ces pièces sales aux fenêtres grillagées.

 

Et mon film d'horreur va vers son "apothéose pendant la visite aux "cellules des agités."

C'est, au sous-sol, un long couloir sale qui longe de lourdes portes aux vasistas dégoulinants de crasse dont je ne veux, à aucun prix, distinguer la composition. Je serais bien capable de vomir tripes et boyaux sur les pieds des trois stars de la médecine.

A travers les barreaux, des bras tendus pendent, immobiles, comme un appel au secours figé pour l'éternité.

Le médecin regarde de loin et renouvelle l'ordonnance: un peu plus de tofranyl, un peu moins de largactil, ou l'inverse et, il repart.

Je me demande depuis combien de siècles ces gens sont enfermés là, mais ma voix sacarstique m'enguirlande:

 

- espèce d'andouille! (je trouve qu'elle se répète un peu depuis quelque temps) C'est pas le Comte de Monte Christo ici, ni les tortures du Moyen Age, ni la "Main qui étreint" : arrête de tout mélanger, mets un peu la pédale douce à ton imaginaire!

 

La voix de l'urgence la supplante:

 

- vaudrait mieux sortir tout de suite! De l'air vite, vite !

 

Et une troisième: c'est presque un congrés :

 

- mais qu'est-ce que tu es venue faire dans cette galère?

 

Je remonte, beaucoup plus vite que la clique et, pourtant, je suis à la queue de la file. C'est peut-être ma tête qui a coupé le contact avec cette réalité que je ne suis pas capable, pour le moment, d'accepter - c'est peut-être ma tête, donc, qui s'est mise dehors avant moi.

 

C'est ici comme dans la rue, avec ces morts, ce sang, ces mouches, cette violence meurtrière de la foule : une indigestion, une " entripade " de réalité. Quel apprentissage brutal, quelle immersion dans l'horreur pour quelqu'un qui ne vivait que pour le soleil, la mer vague, mon canoë, l'amour toujours ... Ça m'apprendra.

 

Les jours passent, ce qui prouve que je n'ai pas démissionné. Mon cerveau est embué, comme ralenti. Ah, non, je ne veux pas n'obéir qu'à un instinct de survie! Je ne veux pas que mon coeur, que ma réflexion s'endorment. Tant pis pour ma sécurité, tant pis pour l'opinion des autres: je vais faire comme je suis.

 

Je reçois les entrants. Mes fiches sont posées sur le bureau du médecin-chef. Elles ne porteront jamais un diagnostic seul. Elles seront le reflet du désir qui ne m'a jamais quittée: comment, concrètement, aider le malade avec autre chose que des médicaments; avec ce qu'il apporte et qui est différent de ce qui habite son voisin ; chercher ses forces et pas seulement ses faiblesses.

Le regard de l'Autorité passe sur mes mots. Aucune importance semble t'il dire. Imperturbable, le service continue à fonctionner comme 20 ou 30 ans en arrière.

 

Heureusement,à midi, le médecin-chef part vers sa consultation privée, suivi de près pas l'assistant que tout le monde appelle "codes-phares" à cause de son tic oculaire. L'interne s'enferme pour "travailler", les infirmières se regroupent pour tricoter, je ne sais pas ce que font les rares infirmiers, mais je suis libre. Je peux me balader dans les chambres à la rencontre de ceux ou celles avec lesquels je vais pouvoir établir un rapport, si petit soit-il.

Si mon travail ressemble à celui de Pénélope, "l'important est de participer" me dit la petite voix.

 

Dans les salles communes "ça" hurle; "ça" pleure, "ça" chie, "ça" pisse, "ça" se balance désespérément, "ça" se bat, mais je peux maintenant rester là. Je vais vers ceux qui semble vouloir me parler ou bien, je reste assise en silence près de quelqu'un à qui je tiens la main.

 

Ce que je préfère, c'est le "quartier des hommes". Bien sûr ça sent la branlette compulsive, mais ils sont tellement contents de me voir : je suis une femme entrant dans la cage aux fauves et surtout, je fume.

Mon paquet de Bastos se vide en moins de temps qu'il n'en faut pour l'ouvrir même si c'est interdit par le règlement: "ils pourraient mettre le feu".

Dans ce quartier des hommes, je vais faire connaissance avec des fellagas qui ont simulé la folie pour éviter l'exécution sommaire. J'y verrai aussi ceux que la famille a fait interner pour les déposséder de leur argent ou parce qu'ils gênent; ceux qui sont là parce qu'ils n'ont nulle part où aller; ceux qui ont des trucs pas possibles pour faire le mur, acheter 50 cannettes de bière qu'ils "s'enfileront" en l'espace de deux heures.

Et les delirium, spectacle de science-fiction. Tous ces marins qui arrivent dechaînés, hurlant de peur quand les rats, les fourmis géantes et les hyènes les dépècent et qui repartent, calmes, charmants en disant :

 

- leur désintox c'est de la connerie, parce qu'au premier débarquement, on va boire comme des trous, même si on est malades après le premier verre. C'est du vin qu'il devrait nous donner tout de suite à la descente du bateau.

 

Et, un jour, dans une des rares chambres particulières, je reconnais une jeune-femme d'une trentaine d'années. Elle fait partie de la grande bourgeoisie oranaise. Ce n'est pas son premier delirium me dit-on. Je me demande comment elle fait au dehors pour ne pas révéler la détresse qui la pousse à tant boire. J'ai du mal à la regarder tellement son masque est laid. Où est la faille? Encore quelque chose à digérer pour moi ...

 

Le temps passe et je commence à croire que les internés sont en meilleure santé que les gens à l'extérieur.

Dehors, les mères traînent leurs enfants par la main pour qu'ils se réjouissent à la vue de "ces sales bicots" pleins de sang et de mouches qui gisent sur les trottoirs, la tête quelque fois recouverte d "un sac en plastique ou d'un morceau de toile.

Et puis, j'ai fait la connaissance d'Abdelkader, homme de la montagne aux frontières du désert. 'Il délire en alexandrins parfaits (cf. annexe). Madame K. qui traduit et remarque mon air ahuri devant la beauté du texte, me dit en riant :

 

- Bien sûr que les arabes sont des poêtes et aussi des fleimards. Je peux le dire, j'en suis ~ne. Pourquoi croyez-vous qu'ils ont fait de si beaux plafonds sculptés, peints de si belles couleurs ? C'est pour rester couchés dessous à rêver ...

 

D'autres fois, la débutante que je suis se fait questionner comme si elle était la malade : un matin, une jeune femme me décrit, dans tous ses détails, le "zob" ~e son mari. Centimètres au repos et en érection, couleur et disposition des poils, poids des couilles dans la main, teinte et texture de l'érection, consistance du sperme sur les doigts, sur la cuisse, dans la bouche, dans l'anus etc ...

Et la voilà qui enchaîne sur le zob du mien de mari! J'essaie de lui dire que je n'ai pas de loupe à la maison mais ma réponse ne lui semble ni nécessaire, ni suffisante. Imperturbable, elle continue à questionner : et comment je fais pour ne pas avoir d'enfants? Est-ce que je mets un coton au fond de mon vagin, coton qui tombe tout seul quand il est mouillé ? Est-ce que j'avale de l'acide ascorbique (elle a des lettres !) pour provoquer un avortement précoce? Ou bien, est-ce que j'ai déjà réussi à percer mon placenta avec une tige de persil bien raide ou une aiguille à tricoter ,

Quelle culture! Je me dis encore aujourd'hui qu'elle était soit sage-femme, soit un précurseur éclairé de Master et Johnson.

 

Et, hier, un entrant m'a fait la frousse de ma vie: alors que je circule dans les rues sans plus penser à l'éventualité des bombes ou des coups de feu ne ratant pas leur cible, j'ai vécu un vrai moment de terreur.

 

Un homme de 26 ans environ se présente dans mon bureau en pyjama, cheveux mouillés. Il se colle dans un coin de mur près de la porte. Il a très peur et la violence transpire de tous les pores de sa peau.

Il répond de moins en moins à mon désir de communication. De plus en plus saccadé dans ses gestes, il porte très souvent la main à la poche arrière de son pantalon de pyjama. Un certitude prend forme dans mon esprit, certitude qu'il confirme en faisant le geste, paume à plat sur la poche et regard aigu à droite et à gauche, de tâter la présence du couteau.

Comment a t'il pu éviter la fouille? Quand va t'il attaquer? A toute allure et dans un état de grand calme apparent, j'évalue les moyens de me sortir de cette situation, sans utiliser la violence. De toute façon, cet homme est bien plus fort que moi. Brrr! Il ne va me rester que la ruse ou l'intelligence et je ne trouve pas que mes possibilités en la matière soient très importantes en ce moment. Mes jambes commencent à se ramollir. Je parle pour tenter de le rassurer ... Ou, peut-être, le son de ma voix me prouve que je suis encore vivante.

Soudain, il porte violemment la main à sa poche arrière. Cette fois c'est fichu!

... Le jeune homme vient de tirer un peigne de sa poche. Il coiffe lentement sa mèche mouillée, aplatissant soigneusement ses cheveux noirs très raides du plat de sa main gauche.

 

Je suis submergée d'une irrésistible. envie de rire. Mon corps perd sa raideur hyper vigilante. Je demande au monsieur s'il est prêt à s'asseoir maintenant. Il obtempère. Quelle belle leçon! Nos peurs mutuelles se sont réduites en même temps.

 

Quelque temps après, le Directeur de la DASS me propose une entrevue. Est-ce que j'aimerais travailler avec les Pupilles (ça m'a toujours fait "à l'oeil" ce terme là).

Mes poumons s'ouvrent de nouveau à l'air ambiant. J'ai envie de quitter le Pavillon 35 et ses fiches où les musulmans s'appellent tous X sous prétexte qu'ils ont des noms à coucher dehors et impossibles à orthographier correctement !

J'accepte d'aller faire connaissance avec le Foyer des garçons et son Directeur, Monsieur A. Ça ne me prendra pas beaucoup de temps, les bâtiments font partie de l'hôpital.

 

 

 

Foyer départemental de l'enfance - Raymond

 

La porte donne sur une grande cour sablée.

Au beau milieu, un gros chien jaune et galeux couché sur le côté. On distingue à peine sa forme tant sa couleur est semblable à celle du sable.

La tête posée sur le flanc du gros chien, un tout petit garçon blond et maigre parle tout seul en grimaçant. J'ai l'impression qu'il raconte sa vie au chien qui dort ... La vie de qui, je n'en sais rien ...

L'enfant louche. Ses cheveux raides et fins se hérissent par endroits. Son visage est constellé de très pâles tâches de rousseur.

Nous lui disons bonjour en passant. Il ne bouge pas, le chien non plus. Est-ce qu'ils sont bien réels? Je me retourne pour vérifier : ils sont toujours là, complètement dans leur monde ....

 

r . Monsieur A est un ancien éduc-spé. Il a, depuis peu, pris la direction du foyer et du projet de "remembrement". Les pavillons hospitaliers, si hauts de plafonds, commencent à être réaménagés en petites sections. Les bonnes soeurs sont parties. Des éducateurs ont été engagés. Ils ont trouvé une situation plutôt affligeante: 150 garçons vivaient là,tous dûment baptisés quelle que soit leur origine et tous âges confondus. Quelques grands avaient séquestré un groupe de petits qui, terrorisés, leur servaient d'espions et, parfois, d'objets sexuels.

 

Je serais très utile si je voulais aider à la constitution de ces petites structures et, pour cela, faire connaissance avec les enfants, évaluer avec eux le placement le plus judicieux dans les différents groupes, superviser la réflexion des éducateurs, bref, collaborer à l'édification du foyer.

Défini ainsi, le poste ne peut que m'intéresser .. Je mets beaucoup d'ardeur à participer à la vie de l'institution. Je m'entends bien avec Monsieur A., tout va aller pour le mieux. Et, construire ce projet quand tout fout le camp à l'extérieur, c'est bon! ..

 

Le lendemain, le petit garçon blond et édenté ouvre l'immense portail de fer pour laisser passer la Vespa 400. D'où lui vient cette force ? Il se précipite pour faire la même chose à mon départ.

Le surlendemain, après la fermeture du portail, je lui demande s'il aimerait jouer avec moi. Il court vers le chien toujours couché au milieu de la cour et se met à lui parler, parler ... N'insistons pas ...

 

Une semaine passe dans un rituel d'ouverture et de fermeture des portes. Puis, voilà que le petit visage de Raymond s'encadre dans la fenêtre de mon bureau. Il en scrute intensément l'espace. Ma porte est toujours ouverte sur un fouillis de jeux de toutes sortes.

Sans le regarder, je sors de leurs boites un monceau de pâtes à modeler de toutes les couleurs que je vais poser sur une petite table très éloignée de la mienne et,je me remets à travailler sur mes dossiers ...

 

Une heure après, Raymond a disparu. Il a laissé, sur la table, un scooter Lambretta jaune et bleu, une Vespa 400 bleue et une tortue entière suivie d'une tortue en morceaux.

Je raconte l'épisode à A. qui m'explique:

 

- je ne sais pas s'il est possible de faire quelque chose avec Raymond. Il a six ans. Impossible de le scolariser. Le psychiatre qui l'a vu la semaine dernière a posé un diagnostic de démence précoce. Il devrait être interné bientôt, ça me fait mal au coeur. Mais, que peut-on faire pour cet enfant qui passe toute sa journée allongé près du chien dans la cour. Bien sûr, si vous sentez une possibilité quelle qu'elle soit, surtout, n'hésitez pas.

 

J'ai soigneusement rangé les oeuvres de Raymond sur une étagère à l'abri des mains voraces mais très accessible à la vue.

 

Le lendemain, tous les enfants sont à l'école, je peux donc installer les objets sur la petite table. Ils attendent Raymond qui, ce matin, m'a dit "banjoureu" en ouvrant le portail. Ti-ens, le voilà.

Il me raconte d'un seul trait, avec un joli petit accent marseillais :

 

- la tortue, tu sais, mais celle que je t'ai fait là et ben, c'est la tortue d'ici. Mais j'ai été puni mais longtemps !

- Raymond! j'y comprends rien à ton histoire. Pourquoi puni?

- Et ben, mais je croyais mais qu'elle avait mais un petit moteur

dedans. Alors mais j'ai pris un fil de fer mais j'ai fait sortir mais tout ce qu'y avait dedans de la tortue mais j'ai pas trouvé mais le petit moteur ... Mais la tortue mais elle marchait plus, elle était cassée et on m'a puni .. Dis, tu m'amènerais mais dans ton petit taxi bleu ? ..

 

... Notre histoire vient de commencer ...

 

Quelques jours plus tard, Raymond est dans mon petit taxi bleu. J'ai des courses à faire dans un grand magasin, et j'ai proposé de l'emmener. Les yeux remplis de larmes émerveillées, il me tire par la veste et me répète tous les deux mètres d'une toute petite voix intense :

 

- oh, achète s'il te plaît! Achète!

- d'accord Raymond, mais dis-moi, s'il te plaît, ce que tu

voudrais que j'achète.

- oh, achète s'il te plaît! Achète!

 

Après que nous ayons fait plusieurs fois le tour du rayon jouets, il finit par jeter son dévolu sur un sifflet en forme de locomotive en plastique rouge et bleu .

... 11 a sifflé pendant trois heures de suite. La salive dégouline en cascade de la locomotive. Il est très rouge mais béat.

Mes oreilles appellent éperdument une seconde de silence ...

 

Forte de mon expérience et désireuse de la partager avec ceux que j'aime, le lendemain, à l'heure où les enfants rentrent de l'école, je conduis Raymond et sa locomotive baveuse chez maman. Elle lui sert un goûter monumental, doutant tout de même de ses possibilités de porter quoi que ce soit à sa bouche étant donné l'état de ses lèvres qui ont du siffler, imagine t'elle, la nuit durant.

Il engouffre voracement tout ce qui est sur la table et demande, la bouche encore pleine, s'il peut aussi avoir un "bisseu­stèqueu".

 

-il va mourir ce gosse de tant manger d'un coup, dit maman effarée. Et, se tournant vers lui, elle explique qu'il y a des beefsteaks autant qu'il en voudra dans le frigo mais qu'il vaudrait mieux demander la permission à son estomac d'en manger un tout de suite. S'il n'y a plus de place aujourd'hui, il en mangera un demain.

 

Raymond se concentre sur ses sensations, nez pointé vers son estomac, les deux mains posées à plat dessus :

 

- plus de place. Mais c'est un bon hôtel mais ici, hé!

 

... Cinq heures sonnent ... Raymond regarde dans tous les coins, l'air terrorisé. Il hurle soudain:

 

- mais la nuit mais elle va tomber! mais je veux partir! mais je veux rentrer au foyer! mais il faut faire vite! mais la Boboluche mais elle va venir me prendre! J'ai peur! J'ai peur!!!

 

Je le ramène au foyer.

Mais,jour après jour, avec notre aide, Raymond s'incruste à la maison. Il dévore bisseu-stèqueus et briocheus. On l'amène à la villa. Il hurle à l'idée de descendre les escaliers menant à la plage. Il se plaque, dos au mur, comme si le feu d'un incendie gigantesque pouvait le calciner pour peu qu'il avance son corps d'un centimètre. Tétanisé il est. Il nous est même très difficile de le décoller du mur ...

Mais, il ne hurle plus à cinq heures et n'a plus peur que la Boboluche ne le prenne. Sa locomotive le suit partout. Il en siffle toujours autant ...

 

Maman commence bientôt à lui apprendre à lire. Elle emploie une méthode utilisée pour les dyslexiques. Chaque lettre vue est accompagnée d'un son localisé sur une partie du corps par le toucher. Puis Raymond dessine la lettre avec des crayons de toutes les couleurs et il cherche à en retrouver le son et la forme dans les mots qu'il connaît. Pour les lettres difficiles, maman invente une histoire. Elle fait preuve d'une créativité et d'une patience infinie.

 

Papa amène Raymond à la pêche. Il lui explique la mer et les poissons, les oiseaux et les arbres ...

 

Six mois après, le chien jaune est mort. Raymond, malgré un comportement nettement amélioré, est indésirable en colonie de vacances. Il devient évident qu'il passera un mois d'été à la villa.

 

Septembre ... Comment ramener cet enfant au foyer maintenant?

 

Un placement gratuit est accordé et A., en riant, me dit :

 

- dîtes donc, qu'est-ce que vous êtes têtue vous alors.

 

Devant ma mine ahurie, il explique :

 

- vous ne vous souvenez pas de la conclusion de votre travail avec Raymond ? Vous étiez contre le diagnostic du psychiatre et vous aviez préconisé un placement familial.

 

Raymond fait maintenant partie de la famille.

Les débuts de notre vie commune n'ont pas toujours été faciles. Il a d'abord une tuberculose pulmonaire grave. Pour lui éviter une hospitalisation, maman l'a soigné à la maison. Elle l'a veillé, a joué avec lui, inventé mille histoires.

A peine guéri, il a détruit tous les murs de l'ancienne chambre de Claude en y enfonçant une règle métallique et des tournevis à coups de marteau. Puis, il a massacré tous les jouets qui lui avaient été offerts, sauf la locomotive sifflet. Ensuite, il a jeté à terre et piétine mes maquettes de bateaux ...

 

Nous apprenons la sagesse en ne le punissant pas mais en lui demandant ce qu'il veut nous dire quand il casse tout et en lui prouvant qu'il peut obtenir l'essentiel pour lui, sans que la violence ne soit nécessaire ....

 

Au fil des jours, son comportement devient moins anxieux. L'agressivité disparaît. Je pars travailler l'esprit plus tranquille.

 

 

 

Foyer départementale de l'enfance et bon pasteur

 

Très vite, mon bureau devient un lieu "pluridisciplinaire" Mustapha réclame une dictée par jour, Saîda fait des colliers de coquillages en me racontant sa vie, Mimoun brode, Norbert peint pendant que Jeannot dessine ses peurs et que Brahim parle de ses amours. Tout le monde écoute tout le monde, même Mustapha, entre les mots de sa dictée et chacun y va de son opinion, de son témoignage, sans lacher pour autant l'activité en cours.

Je n'ai rien d'autre à faire que d'être là, écoutant et respectant le rythme de chacun: c'est magnifique.

 

Les grands aussi viennent discuter de temps en temps. Le bureau est là pour ça. Les mentalités évoluent.

Basile vient partager son angoisse de vivre. Algérien baptisé et élevé par les bonnes soe~rs, il a du mal à construire son identité dans ce monde en mutation.

 

- "Et maintenant que ça va mieux, que j'ai un petit travail, un pécule et que je vais bientôt me marier, j'ai peur de sortir parce que je suis arabe."

 

Il est vrai que la mort rode de plus en plus tout près de l'hôpital. C'est l'un des quartiers de la ville ou certains "français d'Algérie" ou certains "européens" (c'est fou ce qu'on invente comme mots dans une situation mortifère) disent en riant :

 

- "ici, arabe qui passe, arabe qui tombe!":

 

La semaine dernière et Basile le sait bien, de très jeunes garçons armés ont mis le feu dans la cour du foyer en y balançant une partie du mobilier de l'immeuble en face, habité par des musulmans, le tout enflammé par des bouteilles Molotov.

Personne n'ose sortir. Monsieur A. veut mettre à l'abri son fils de cinq ans, M .. Mais, si le Directeur part qui va être responsable du foyer ?

N'écoutant que mon inconscient, je lui dis :

 

- "ne vous inquiétez pas, je vais le faire sortir d'ici, M "

 

Et, telle Zorro sur son cheval noir, je me retrouve dans ma petite Vespa 400 bleu-laitier, traversant le mur de flammes, emportant à mes côtés, un enfant terrorisé. Je dis très vite à M. que cette voiture est magique : elle a déjà traversé plein de murs de flammes. Je ne sais pas bien qui je rassure avec mes histoires idiotes. L'enfant et la Vespa semblent me croire. Et j'ai la certitude, "n'est-ce pas M. ?" que Peter Pan et Mary Poppins nous portent dans les airs.

De l'autre côté du feu et loin des incendiaires qui n'ont pas réagi devant la minuscule voiture se frayant un chemin dans lIa fournaise alors qu'un petit caillou l'a arrêtée sur le pont l'autre jour, je ris aux éclats avec M ..

Et j'imagine s.on papa en gardien du foyer de l'enfance. Gardien non belliqueux s'il en est. Il a acheté un gros révolver qu'il garde sur lui en permanence: "on ne sait jamais". Seulement, il

s'est débrouillé pour annuler l'arme: le chargeur est dans la poche de sa chemise, la crosse dans la poche de sa veste et le canon dans la poche arrière de son pantalon. En cas d'urgence, il lui faudra un temps fou pour tout remonter c'est pratique .

 

.. . Basile ...

 

Trois jours plus tard. Il est 19 heures. Je suis obsessionnellement penchée sur une très grosse maquette de caravelle : occuper mes yeux, mes mains et ma réflexion à une tache simple et très précise soulage le stress de la vie quotidienne. Et, à une époque où les enfants se munissent d'armes, il est très facile de trouver des maquettes de bateaux invendables.

Le téléphone sonne. Basile qui allait voir sa future femme avec deux de ses amis a été assassiné à coups de révolver dans un car de la SOTAC. Il a essayé d'arrêter les meurtriers en criant:

 

- "ne tirez pas! mais vous êtes fous! Qu'est-ce que vous faites? Je suis pupille de l'état! Pupille ... "

 

Ses deux amis sont morts avec lui.

 

C'est le moment choisi, par la DASS ou le destin, pour me proposer "d'étendre mas activités à la section filles".

Le foyer est tenu pas les soeurs du Bon Pasteur à Misserghin. Le village, à une trentaine de kilomètres d'Oran, est le berceau du Père Clément, créateur de la clémentine. Au printemps, l'odeur intense des vergers saoule les narines et les cerveaux. L'endroit est fréquenté par un grand nombre de chrétiens venant prier devant la Grotte de la Vierge. Mais, par les temps qui courent, la route est loin d'être sûre et les dévotions se font rares.

 

Il est plus difficile pour moi de travailler avec les filles. Le fonctionnement du foyer est plus rigidement structuré : je ne peux faire que des entretiens particuliers, obligatoires et je me heurte très souvent à la ruse des enfants ou adolescentes bridées par le règlement et qui savent très bien détourner les lois des adultes.

Le rapport est lent à s'établir ... Jusqu'au jour où j'arrive avec une paire de lunettes "de vieille" sur le nez. Quand elles ont fini de rire, je leur explique que ces lunettes vont peut-être me permettre, maintenant, de "voir" ce qu'elles sont vraiment.

La confiance commence à s'établir à pas de fourmi handicapée moteur.

 

Et, j'ai du mal au Bon Pasteur. Oh, la soeur avec laquelle je collabore est sympa, ouverte, intelligente. Elle manifeste une autorité très sage. Mais, il faudrait changer tant de choses dans le système : travailler non pas à la surveillance des pensionnaires mais à la conquête de l'autonomie. Pour cela, il faudrait avoir une image moins négative des possibilités de ces filles. Ce n'est pas toujours le cas: on les juge sur leur comportement immédiat sans jamais remettre en question les lois qu'on leur impose.

 

J'ai du mal aussi quand, arrivant de la ville à feu et à sang, je passe le portail et que le grand paon m'accueille, près de la fontaine, au milieu de la cour d'entrée, quand les centaines de roses envahissent mes yeux et mon odorat, quand la sérénité des chants religieux emplit mes oreilles. J'ai la sensation d'être passée sur une autre planète : plus de guerre, plus de concert de casseroles, plus d'explosions de plastic, plus de klaxons "Al-gérie fran-çai-se", plus de cadavres, plus de rafales "qui pourraient être pour toi, pourquoi pas?"

Je suis, chaque fois, prise de l'envie irrésistible de m'asseoir là, dans un coin et de me remplir de cette paix, de cette harmonie dont j'ai tant besoin.

Mais quelque chose se met à dire en moi: "attention, ce n'est qu'une apparence. Là aussi la guerre existe. Guerre de valeurs, de mentalités, de dogmatisme. Non, vas vivre dehors. La paix tu vas la trouver en toi, c'est son seul lieu".

 

Et, pauvre pèlerin, me voilà repartie, arpentant le feu de la guerre avec mes idées pas du tout à la mode pour le coup.

 

Et, un jour, sur la route de Misserghin, par un après-midi brûlant, voilà que la Vespa m'abandonne. Elle hoquette, crachote, s'arrête en série de soubresauts, veut bien repartir un instant, sûrement par sympathie pour moi et je l'en prie très intensément car nous venons de croiser une voiture chargée de quatre types armés jusqu'aux dents qui m'ont fait des signes sympas du genre "je te flingue tout de suite, j'attendrai pas quatre heures".

 

Je suis définitivement en panne sur une route peu fréquentée. Mon cerveau bouillonne dans la recherche de l'issue. Je fais des signes de détresse à une voiture qui passe et ... qui accélère .

... A quoi as-tu rêvé, pauvre, pauvre fille ? ..

Je parle à la Vespa, je tourne, je vire, je soulève le capot pour ne voir qu'un bloc-moteur dont je ne peux distinguer aucun des détails ... Et, soudain, je me souviens! Il y a à peine cinq minutes, je suis passée devant un camp militaire français. Je vais y courir demander du secours.

 

Le souffle court, je passe l'entrée du camp.

 

Un cri, comme un grondement haut perché étalé sur des kilomètres. Des centaines de soldats revenant du combat, voyant arriver une inconnue de 22 ans sur ses petits talons bottiers, avec son grand sac et son air d'ingénue toute propre.

A cet instant précis, J'AI PEUR. Une peur gigantesque qui m'étouffe. J'essaie désespérément de déglutir une salive absente, adoptant une allure vaillante et dégagée ou du moins, je le crois. Je m'approche délibérément d'un groupe de trois soldats déchargeant un camion. J'ai à peine le temps d'écouter ma voix éteinte prononcer: "voiture ... Panne ... Danger ... " qu'ils sont dix, quinze à tourner autour de moi en riant :

 

- "moi, j'ai une grosse durite. Et, moi, j'ai une clé à mollette de précision. Et moi, un tournevis bien huilé".

 

Et je ris moi aussi : ils font les mêmes blagues idiotes que les garçons que je connais. Ils ressemblent à des enfants.

Ils viennent avec moi jusqu'à la Vespa. Ils la dépannent provisoirement et ils me conseillent gentiment de changer de voiture. Je rentre à Oran pour m'arrêter devant le seul concessionnaire acceptant encore de vendre à crédit "des" voitures en Algérie puisqu'il ne lui en reste qu'une. J'abandonne tristement la Vespa devant sa porte. Un dernier regard coupable et je repars au volant d'une Anglia toute neuve, toute blanche avec des sièges de cuir tout rouge Byzance et sécurité avant tout.

 

Le lendemain, au foyer, tout le monde admire ma première voiture neuve quand, un coup de téléphone du lycée Gsell informe l'assistante sociale qu'un combat entre musulmans et européens vient de s'ouvrir devant ses portes. Elle doit aller chercher sa fille tant qu'il reste une chance de passer.

L'As, affolée, tourne en rond :

 

- "Ma fille, ma petite fille! Comment faire, je n'ai pas la voiture aujourd'hui!"

 

Mes comportements aussi rigides que répétitifs me joueront un tour un de ces jours. Allez savoir pourquoi je me retrouve sur la route en direction .du Lycée, bloquée par une troupe de gens armés. Ils hurlent : "Al-gé-rie fran-çai-se! Al-gé-rie fran-çaise! "

Les klaxons des voitures dans l'embouteillage reproduisent leur revendication en musique.

J'attends tranquillement.

Trois ou quatre gars tapent sur le capot de l'Anglia en gueulant :

 

"Klaxonne! klaxonne! tu vas klaxonner, oui?

 

"non, je klaxonnerai pas" dit, sortant de ma bouche, une voix définitive que je ne reconnais pas.

 

- "Quoi, tu klaxonneras pas! Quoi,tu klaxonneras pas, pouffiasse!"

 

Ils sont quatre, perchés, avec leur fusil, sur le capot de ma voiture toute blanche et ils cognent maintenant très fort dessus avec leurs armes. Ah, non! Pas l'Anglia! Je passe la tête par la vitre ouverte et je hurle plus fort qu'eux:

 

- "putain d'ta mère! Elle est neuve la voiture! Arrête de cogner espèce de con!"

 

Un vide se fait. Ils sont descendu de la voiture. Ils rigolent. Ils m'aident à passer.

Mes mains tremblent sur le volant, mes jambes sont en caramel mou, mon sourire est particulièrement figé et mon coeur bat à 10999 pulsations.

 

Le surlendemain, Gilbert vient nous rendre visite. Maman est très malade. Je nettoie tristement des légumes pour sa soupe. Il s'assied en face de moi dans la grande cuisine jaune et bleue. Pendant que les épluchures s'amoncèlent sur l'épais plateau de marbre blanc veiné de gris pâle, nous nous racontons nos vies. Gilbert est l'un des "berceurs" de la classe de maman au moment de ma naissance: c'est l'ami d'enfance.

Il me raconte les épisodes marquants de son service militaire du côté d'Aumale, me demande des nouvelles de Polo,son copain de classe. Il me dit comment, il y a quelque temps, au cours d'une patrouille de nuit dans une mechta présumée déserte, il a poussé une porte d'un grand coup de pied pour apercevoir des yeux brillants dans la nuit. Il a vidé le chargeur de sa mitraillette ... et ... il a tué le chat.

Nous rions tous les deux un peu jaune et je lui raconte mes peurs à moi. Celles, plus anciennes, à l'hôpital et celles de mes voyages à Misserghin.

Il écoute en silence et, tout à coup :

 

- "bon, j'ai 10 jours de perm. Je t'amènerai à Misserghin et je viendrai te chercher.

 

Et, sans attendre que mes yeux se "déberluent", il part.

 

- "Hein, hein" me dit la voix sarcastique, "et tu t'imagines que tu ne mourras pas dans un attentat uniquement parce qu'il sera dans ta voiture? T'es vraiment de plus en plus barjot".

 

Je ne lui prête aucune attention. Je viens de recevoir le souffle léger de l'amitié et, ça, c'est bon. Et tellement rare en ce moment.

 

Et, me revient en mémoire, la fusillade de l'autre jour devant le foyer: à l'instant où j'aborde le portail pour rentrer à la maison, trois arabes, chargés de val~ses, vont bientôt passer devant moi. Ils marchent très vite, le quartier est dangereux. Je m'arrête pour laisser la voie libre.

Une fusillade. Du sang gicle tout autour d'eux. Le premier des trois hommes a le ventre et le genou droit explosé et ... il continue à marcher sans lacher sa valise. Il fait au moins trois, quatre mètres avant de s'effondrer. Les deux autres qui avaient été cloués au sol par la rafale, essaient de se relever pour fuir alors que des innombrables trous faits par les balles, le sang sort violemment.

Pétrifiée, je viens de vérifier la haine, la peur, la mort, l'injustice et ... apprendre qu'un mort peut marcher.

 

Et les souvenirs se pressent.

Je reviens d'Aïn El Turck quand, avant le tournant de la Promenade de Létang, des coups de feu sont tirés dans la direction de l'Anglia ... Je reprends contact avec moi 500 à 600 mètres plus loin, réveillée par le bruit du moteur emballé puisque j'appuie à fond sur l'accélérateur alors que la voiture est en première. Je m'arrête pour souffler un peu, contre un trottoir, sur la Place de l'Hôtel de Ville, et ... je me souviens qu'à cet endroit même, alors que je n'avais pas encore donné congé à la Vespa, un arabe, dans une Peugeot brinqueballante est rentré de plein fouet dans ma boite à sardines, la coinçant contre un bus. Je suis sortie, un peu abasourdie, pour me faire engueuler!

 

"Ti pou pas fére attention, non! Ti vois pas qui jé pas les freins, non ?"

J'ai ri, mais j'ai ri pendant un bon moment. Mon "agresseur" n'y a sûrement rien compris. Depuis cet accrochage, d'ailleurs, et après une réparation de fortune, la porte droite de la Vespa tombe toute seule et toute entière, au moment où je m'y attends le moins.

 

Tous ces souvenirs traumatisants que j'égrène comme pour essayer de les apprivoiser ... Et si nous parlions d'autre chose?

 

L'équipe du Foyer a décidé de déménager: les attentats se multiplient et le quartier de l'hôpital devient impossible à vivre. Il est quadrillé par l'armée. On ne passe plus dans le souk. On tire à tous les coins de rue.

 

Nous allons quitter Oran pour La Mer et les Pins, domaine réservé aux colonie de vacances à Aïn-el-Turck.

 

 

 

Foyer départemental de l'enfance - La mer et les pins

 

Aïn-el-Turck ! Une chance pareille ne me semble pas possible. La mer, la villa, le canoë, l'oasis de paix du passé.

La route est déjà un grand plaisir ; route de corniche dont les falaises surplombent la mer si transparente par moments, si blanche et furieuse à d'autres. Ses tournants en épingle à cheveux côtoient les grands rochers rouges adoucis de pins maritimes; le Fort de Mers el kébir, où Cervantès pris ses notes pour l'Espagnol courageux; le rocher de la vieille, St Roch et la longue suite des plages ...

 

Je conduis vite, les pneus crissent sur le goudron, je me prends pour Fangio et ma voix accompagne le bruit des roues en "Hi Hi Hi !!!" aigus

En traversant le village, j'ai un peu de mal à ne pas me diriger tout de suite vers la villa : non, je ne tournerai pas au monument aux morts tout blanc, dominant la mer. Je vais à gauche et à angle droit en direction de la Pinède, désertée depuis un certain temps. Je vais entrer dans le domaine contigu. C'est dans la piscine de la Mer et les Pins que j'ai appris à plonger "de tête" et, plus tard, à me noyer en essayant d'imiter Esther Williams, maillot drapé en moins, bien sûr. : le Directeur de la colo nous laissait toute liberté de profiter des aménagements en dehors des périodes de vacances scolaires.

 

Je suis aussi, depuis peu, dégagée d'une obligation je n'irai plus à Misserghin, la route s'avérant trop dangereuse.

 

Et, je vais faire la journée continue, ce qui me permettra de me précipiter à la villa, dès quatre heures et, sur mon canoë, quelque soit l'état de la mer.

De plus, l'endroit est encore à peu près tranquille: nous aurons un peu de paix: "les enfants seront heureux comme des rois" dit A .. Et Saîda, petit garçon malingre et hypersensible, de me demander : "ils sont heureux les rois 7" (Ouh! la voix de ma petite enfance à trouvé un remplaçant)

 

L'installation se fait très vite et dans le plaisir. Les garçons retrouvent le goût de la vie presque sans peur. Les lingères et les éducateurs confectionnent couvre-lits et rideaux: bleus pour le foyer bleu, roses pour ...

 

Mohammed a la permission d'élever une poule et un lapin. Son visage squelettique sourit enfin. Il est malade, Mohammed : d'abord grièvement brûlé au cours du tremblement de terre d'Orléansville où toute sa famille a disparu, il est atteint, maintenant, d'une tuberculose génitale. Depuis que l'infirmière est partie (elle a demandé sa mutation en France), c'est moi qui pique Mohammed.

Il m'a fallu apprendre. Une pomme de terre a servi d'objet pédagogique. Mais quand, au lieu de la pomme de terre si rassurante, j'ai eu sous les yeux les os des fesses de Momo, il m'a fallu boire un vrai coup avant d'être capable d'accomplir mon acte héroïque.

 

Quand il fait beau, je descends avec un groupe à la plage. Il nous suffit de dégringoler le raidillon que j'ai si souvent grimpé, il n'y a pas si longtemps, pour aller danser sous les étoiles et dans les pins. Ca, c'est difficile: accepter de vivre des situations si différentes dans des lieux identiques.

 

Je rale parce que la plupart des enfants s'obstinent à m'appeler "maman". Je rectifie en permanence en me disant aussi: "dans cette merde-à-vivre, quelle importance? On ne sait même pas si on sera toujours vivant tout à l'heure."

 

Je fais mes entretiens thérapeutiques sur le sable chaud, après le bain.

Quand il ne fait pas beau, dans les moments de pause, je m'exerce, avec le personnel, à tirer à la carabine. Je fais des progrès rapides : je peux déjà casser une plume sergent-major à quinze pas. C'est que, dans cette oasis, la guerre est nonmenaçante mais très proche.

 

Il n'y a presque plus de personnel au foyer: les musulmans se cachent à juste titre et les "européens" ont tendance à se faire muter "en Métropole" (les corses di sent : "le continent" eric o r'e aujourd'hui).

Bientôt, il va être très difficile de nourrir les enfants. Alors, je pars avec le chauffeur de l'institution. Nous faisons des kilomètres pour trouver quelques oeufs par-ci, quelques fruits par-là et de l'essence quelques fois.

Un jour où nous avons le bonheur de tomber sur une mine d'oeufs frais et du sucre, je propose de faire des oeufs à la neige(le cuisinier, lui aussi est parti). Quelle idée! Le batteur tombe en panne et deux heures après, je bats encore des blancs d'oeuf à la main.

Un bon souvenir par rapport à toutes les scènes de l'horreur quotidienne.

Et, parmi elles un jeune garçon revenant du port de pêche que des enfants de son âge tuent à coups de pieux de parasol pendant qu'il ne sait dire que "pourquoi? Pourquoi ?" au milieu de ses poissons éparpillés.

 

Cet homme aussi que je vois s'agrippant à une des façades de l'hôtel de ville et s'effondrant sur lui-même en laissant, sur le mur, de grandes traînées rouges.

Je hurle : "Gueniche! Arrêtez-vous, vite! Cet homme, il est blessé, vite!" Et Gueniche accélère au lieu de ralentir, me traitant de folle; me rappelant qu'il est arabe comme l'homme qui meurt sur le trottoir là-bas; qu'il ne peut pas s'approcher de cet endroit; que c'est dangereux pour lui ...

 

Le 22 avril est un dimanche. En fin d'aprés-midi, nous allons au cinéma voir les 101 dalmatiens. De retour à la maison, en attendant le dîner, je bouquine, allongée sur mon lit, une cigarette à la main.

Une explosion violente du côté de l'Oranaise, ancien club sportif occupé actuellement par les gardes mobiles.

Quelqu'un dans la maison dit, sur le ton du grand habitué des explosions en tous genres : "tiens, c'est tout près cette fois-ci".

 

Une rafale d'armes automatiques. Les balles sifflent autour de moi. L'une d'elles éclate un barreau de mon lit à 5 centimètres de ma tête. Je saute dans le couloir. Autour de moi,la famille s'affole, ça tire de tous les côtés à la fois, aucun endroit de l'appartement n'est à l'abri. Où est-ce que je vais pouvoir trouver un cendrier pour éteindre ma cigarette ? Je tourne un moment, bêtement, observant en même temps que sur 4 balles environ, la cinquième éclaire comme un brûlot. Papa vient me tirer de ma catalepsie : "balles traçantes, dit-il en connaisseur,vite tout le monde à plat ventre, couchez-vous! Couchez-vous!"

Pendant que le plâtre des murs vole en éclats, on distingue nettement les rafales de pistolets mitrailleurs. "Et ça c'est quoi ?"

- " Canon de 37" dit papa. "Dépêchez-vous! A plat ventre dans le cabinet de toilette de Claude! Vite! Vite! Surtout, ne vous relevez pas pour y aller! A plat ventre, vite!"

 

Nous nous entassons dans ce petit espace pendant que les briques des murs dégringolent maintenant. Il a fait comment papa pour ramener jusqu'ici le matelas du lit de Claude? Il essaie de nous recouvrir avec pendant que maman s'obstine à mettre sur ma tête un petit coussin que je m'empresse de remettre sur la sienne. Raymond, terrorisé, répète de sa toute petite voix: "oh, dis, toi Rara (c'est comme ça qu'il appelle papa), toi qui peux tout, dis-leur d'arrêter s'il te plait, dis-leur!"

 

Ça dure deux heures jusqu'au moment où nous percevons un bruit comme celui d'un gros chalumeau.

 

- "Ça vient de la grande salle à manger" dit papa. "Qu'est-ce que c'est ?"

 

- "Janvier ne te lève pas! Ne te lève pas, c'est trop dangereux!" supplie maman. "Tu as déjà failli te faire tuer tout à l'heure."

 

A ce moment, nous entendons, venant de la cage d'escalier, des voix d'hommes répétant:

 

- "ouvrez les portes! Fermez le gaz! Ouvrez les portes ... "

 

Papa qui s'est levé malgré les injonctions de maman, se précipite vers nous :

 

- "Levez-vous! Vite! Ça brûle! Les balles ont coupé et enflammé les tuyaux de gaz, la maison brûle!"

 

Difficile de secouer les gravats dont nous sommes recouverts, mais nous sommes déjà dans le couloir. L'appartement est méconnaissable. Peu importe, il faut descendre à pied les 10 étages, se sauver du feu pendant que les balles sifflent autour de nous dans les escaliers : nous devons être comme des ombres chinoises sur lesquelles les gardes mobiles font cible.

Maman s'inquiète: "Mireille, tu n'as pas de chaussures!"

 

Au sous-sol, les gardes mobiles nous parquent dans les garages. Personne ne dit rien, yeux vides et teints poussiéreux.

 

Il y a un WC devant lequel tout le monde fait la queue pour aller faire pipi. Un monsieur fume. Je lui demande une cigarette.

 

Et puis, c'est la remontée. Dix étages,poussés dans le dos par des mitraillettes. Maman a de plus en plus de peine à respirer. Je me retourne, furieuse, vers mon garde et je hurle : "vous ne voyez pas qu'elle a une crise d'asthme, non? Vous ne pouvez pas la laisser respirer non ?"

On ne force plus maman à monter si vite mais on lui dit qu'elle devra quand même monter à pied : les ascenseurs sont

bloqués ... avec quelqu'un dedans, d'ailleurs qui cogne sur les parois, demandant "par pitié, débloquez l'ascenseur, il y a quelqu'un de très malade chez moi. Il est seul. Par pitié ... "

 

Nous voilà au  10ême. Nous avons été précédés par des gardes que je vois réc~pérant les douilles de leurs balles. J'en ramasse un certain nombre que je camoufle (des fois qu'ils seraient capables de dire qu'ils n'ont pas tiré. Ouh, je deviens paranot)

Dans les décombres, il trouvent le fusil à bouchon de Raymond qu'ils confisquent. Ils prennent aussi les fusils de chasse de papa et son petit 6/35 à crosse de nacre, ressemblant à des jumelles de théâtre. Ils ont du fouiller dans les placards pour les trouver.

"Nous allons vérifier si vous avez tiré avec et nous vous les rendrons"

Nous n'avons jamais revu ces armes, bien sûr ..

 

Ils n'embarquent pas que les fusils. Ils emmènent aussi papa et notre voisin, Monsieur E. comme otages pour l'immeuble. Il paraît que l'OAS a tiré des roquettes à partir de notre terrasse sur les gardes mobiles stationnés à l'Oranaise, au moment de leur repas du soir.

 

-"Ce n'est pas la peine alors de prendre les fusils. Il ne me semble pas vraiment possible de tirer des roquettes avec"

 

-"Vous avez riposté à nos tirs. On voyait nettement le reflet de vos balles sur les vitres".

 

- "Vous vous moquez de nous", dit M. E. "ce que vous avez vu, c'est le reflet de vos balles traçantes".

 

Pas de réponse mais une injonction très nette. Les deux hommes sont emmenés, direction le camp d'internement. Heureusement, ils n'y passeront qu'une nuit, pendant que nous les attendons dans une grande anxiété.

M. E, héros de Monte Cassino,croix de guerre, dira à papa

pendant cette nuit mémorable: "ce qu'on vient de vivre, Janvier, c'est pire que Monte Cassino. Là au moins, on pouvait se dire qu'on se battait pour survivre contre un ennemi. Aujourd'hui, nous sommes bombardés et séquestrés par les notres, et,ce qui est horrible, avec nos femmes et nos enfants".

 

Pendant que les hommes passent la nuit au camp, la famille E se réfugie chez nous. Leur appartement est encore plus inhabitable que le notre: les obus, après avoir fait fondre l'argenterie dans les tiroirs, ont fait èclater les WC pendant que les deux garçons essayaient leur premier pantalon long en vue d'une prochaine cèrémonie de mariage. La maman a pensé : "mon dieu, avec toute cette merde qui gicle, je ne vais pas pouvoir rendre les pantalons s'ils ne vont pas" (Ca fait du bien d'entendre quelqu'un faisant la différence entre la vie concrète et la peur-panique pour sa vie et celle des siens : on se se sent moins seul).

 

Les deux garçons se jettent sur les brochettes très poussiéreuses de maman (elle était en train de les préparer quand la fusillade a éclaté). Le plus jeune s'allonge par terre sur le matelas de Claude, secoué de ses gravats, tombe immédiatement dans le sommeil, gémit, se débat ... et fait pipi dans son premier pantalon long qui ne risquait plus rien, il faut bien le dire ...

Cela nous permet de nous regarder en souriant : une demie seconde où l'on oublie son inquiétude.

 

Pendant ce temps, Maman essaie de téléphonner à Claude, rue Jean Kraft, persuadée qu'il est là dans la nuit, paniqué à l'idée que, dans l'attaque, un ou plusieurs membres de la famille ont ètè tués. Il ne peut pas venir jusque chez nous puisque le quartier a été bouclé.

Elle finit par obtenir la communication. Non, Claude et Geneviève ne se sont pas inquiétés, habitués eux aussi aux concerts de casseroles et explosions de toutes sortes en tous lieux. Ils ont seulement dit aux amis, partageant la soirée avec eux : "et ben, qu'est-ce qu'ils dégustent ceux-là!"

 

Le lendemain matin, il est clair que nous ne pouvons pas continuer à habiter cet appartement détruit. Et, par crainte du pillage, il faut déménager. Déménagement difficile puisque, dès que nous passons devant une fenêtre, les gardes mobiles, en face, nous tirent dessus. Pourquoi? Sûrement que dieu seul le

sait ... En tous cas, que celui qui n'a jamais déménagé en se mettant à quatre pattes dès qu'il passe devant une fenêtre me jette la première pierre.

 

La seule chose positive de cette horrible histoire, c'est que nous recevons, en cadeau, la solidarité de la famille de Mers El kébir : chacun se décarcasse pour mettre à l'abri nos affaires et nous accueillir au mieux.

Nous allons provisoirement vivre à la villa.

Sur la route, en compagnie de Marie-Jeanne qui nous aide à déménager, je suis tellement fatiguée que je m'endors au volant et manque de basculer dans le ravin.

 

Au foyer, j'ai un haut-le coeur en entendant le chauffeur dire fièrement qu'il a fait partie de l'attaque contre les gardes mobiles ...

 

 

 

Encore et encore la guerre

 

Un éclair de plaisir dans cette mélasse : Caroline.

Claude et Geneviève l'ont achetée, il y a quelques temps, dans l'intention de l'offrir à leur amie Danièle qui les a invités aux Canaries.

Tous les vaccins sont faits, le carnet de santé en règle pour ce caniche noir devant être nain et qui sera moyen. Au moment du départ, ils n'ont pas pu se décider à la donner tant ils en sont devenus amoureux. Ils ont eu raison. Caroline est le premier bébé de la famille. Elle marche en crabe, joue à cache-cache avec Claude et nous fait fondre de tendresse.

Pour remplacer son cadeau, Geneviève offrira à Danièle une trousse de maquillage Elisabeth Arden (!)

 

Parce que dans cette tuerie de tous les jours, on peut quand mêm~ prendre l'avion et partir en vacances. On peut aller travailler, faire ses courses ... du moment que l'une des balles du jour n'est pas pour vous ...

Par contre, ces temps-ci, il semble que la folie désespérée et meurtrière s'accélère. Etrange sensation que tout le monde se donne le droit de tout faire et, la plupart du temps, "le tout" n'est vraiment pas beau à voir, ni à vivre.

 

Et, toujours dans le même régistre, encore une" anecdote" non qualifiable. 

 

Novembre 61. Je reviens d'Oran à la villa où nous habitons, en attendant que les travaux de l'appartement, Rampe Valès, soient terminés.

En faisant les courses, j'ai trouvé pour Raymond un rigolo tout petit colt mais de "cove-boua" en plastique. Il n'a pas plus de 2 cms de long "mais on dirait un vrai" m'a dit la vendeuse. Je souris déjà à la joie qu'il va manifester quand, devant la décharge publique que nous appelons "la bassouréta", au bord de la falaise, je suis arrêtée par six gardes mobiles armés de mitraillettes : "vérification des papiers de la voiture, descendez s'il vous plait".

 

Papiers examinés, ils ouvrent le capot pour vérifier le numéro du chassis, fouillent dans le coffre, regardent sous les sièges : la routine. J'ai un peu froid dans ma petite veste de tailleur en lainage léger. Il bruine. Tout est gris, même la mer que j'aperçois très loin en bas et le ciel envahi par les cendres qui volent au petit vent de novembre.

 

Brusquement, l'un des gardes s'approche et, d'un ton autoritaire, il ordonne :

 

- " enlève ta veste!"

 

Éberluée, j'enlève ma veste : ils ne croient tout de même pas que je cache un PM dessous ?

 

- " Enlève ton pull" dit le deuxième.

 

- "Non."

 

" Je t'ai dit d'enlever ton pull!"

 

" J'ai répondu que je ne l'enlèverai pas."

 

Alors, le cercle se referme autour de moi, les mitraillettes se lèvent à hauteur de mon estomac.

Je comprends que c'est fichu, que je vais y passer d'une manière ou d'une autre. Impossible d'y échapper. Et en plus, aucune voiture ne circule à proximité ...

Très vite, je sais que je vais essayer de courir et profitant de la surprise, pousser les deux qui tournent le dos à la mer. Je vais me jeter du haut de la falaise si les mitraillettes n'ont pas le temps de me clouer au sol.

Une tranquillité immense m'envahit: ça c'est vrai pour moi. Mais la colère et le mépris à l'égard de ces six lâches ne font qu'augmenter. Ah, ils font les forts parce que je suis une fille, qu'ils ont des mitraillettes et qu'ils sont six ces pauvres mecs. Ils se préparent à accomplir "un haut fait de guerre", pauvres cons.

 

Et je les regarde, l'un après l'autre, lentement. Je sens, dans mes yeux, tout le mépris et le dégoût. du monde mais aussi, toute l'amertume due à la guerre et une détermination farouche.

 

A ma grande surprise, les mitraillettes baissent le nez l'une après l'autre et j'entends la voix du "chef" me dire:

 

- "allez, rhabille-toi salope et fous le camp en vitesse".

 

Faut surtout pas chercher un sens à ce qui se passe. Je m'empresse d'empoigner ma veste et je file à la villa.

 

Je ne peux même pas raconter tout de suite ce qui m'est arrivé. La fièvre va me tenir à 40° pendant une semaine. Bronchite? Réaction? Nettoyage? Qui sait ...

 

Lundi de Pâques 62. L'appartement a été réparé. Nous avons réaménagé et c'est au tour de la villa de subir les attaques du destin.

Nous y sommes pour une semaine de beau temps et maman ne tient pas en place : elle a oublié de décrocher les rideaux de la Rampe Valés pour les emmener chez le teinturier ; elle ne pourra pas le faire plus tard etc ... etc ... On a beau se moquer de l'objet futile de son anxiété, elle résiste ferme et nous finissons par accepter de passer une nuit à Oran.

 

Au milieu de la nuit, coup de téléphone : la villa a été plastiquée. Une grosse charge. Toute la façade bien amochée et des dégâts à l'intérieur.

"Heureusement" dit papa dont le chagrin habite les yeux, "heureusement que nous avons écouté maman, elle nous a sauvé la vie" .

 

En arrivant à la villa, dans ce petit matin désespéré, nous constatons que des arabes du village sont venus monter la garde

 

autour de la maison pour qu'il n'y ait ni vol,ni vandalisme. Mais, quels dégâts!

 

- "Remercions le ciel et ne nous plaignons pas" dit maman, le regard éteint, "aucun membre de la famille n'est ni mort, ni blessé" .

 

Ce qu'il y a de plus horrible, c'est que nous apprendrons bien plus tard que l'attentat a été perpétré par un ancien copain de classe de Claude. Il sera retrouvé, pendu à un crochet de boucherie, parmi tous les massacrés en représailles par le FLN après l'indépendance. Quarante ans après mes muscles sont tendus à craquer et mes larmes coulent encore au souvenir de cette absurdité criminelle de part et d'autre.

 

 

 

L'indépendance

 

En Septembre 61, De Gaulle a échappé à l'attentat du Petit Clamart.

 

En 1962, pendant que John Glenn s'entraîne pour son voyage spatial et que l'on parle de plus en plus de Jazy, les accords d'Evian se signent, ce qui fait naître l'insurrection: désespoir le plus total, peur, aveuglement, haine, violence, sang, crime: que de mots qui ne pourront jamais traduire un vécu.

 

En Mars, devant la Grande Poste d'Alger, les manifestants en faveur de l'Algérie française veulent défiler contre l'avis des militaires français en poste à cet endroit. Qui donne l'ordre de tirer aux soldats? Je ne le sais pas. Mais il y a très vite 46 morts et 160 blessés. Les cris désespérés : "halte au feu" de certains de ces militaires, hantent encore beaucoup de mémoires.

 

A Oran, Jouhaud est arrêté dans l'immeuble du Boulevard Front de Mer où habite Henri, ce qui lui vaut sa porte d'entrée défoncée et son appartement dévasté par les fouilles.

 

Toujours en Mars, Abderhamane Farres est reçu au Rocher Noir pendant qu'une partie de l'escadre vient jeter l'ancre à Mers El Kébir.

 

En avril, Salan est arrêté.

 

En mai/juin, il semble nécessaire que les parents ne soient plus toujours sur la brèche. Comme Polo est en train de terminer son service militaire en Allemagne (tous les français d'Algérie faisant leur service ont été "mutés" loin du pays pour éviter qu'ils ne "passent à l'ennemi"), nous décidons d'aller le rejoindre.

Claude, avec l'aide de Geneviève, aura la responsabilité de la SOTAC, pendant que les parents seront au vert à Horb.

Papa n'est pas très chaud à l'idée de partir, mais nous réussissons à le convaincre.

Nous apprendrons plus tard que, pendant cette période, Claude a vécu une vraie peur bleue : il attendait dans sa voiture, vitres ouvertes, quand il a senti un canon de révolver posé sur sa tempe. Un instant comme une éternité. Puis, le clic du pistolet qui s'enraye ou dont le barillet est vide. "C'était pas mon jour" di t-il. ..

 

Quant à moi, ce voyage se fera dans mes temps de congé. J'ai seulement pris l'engagement de ne pas rentrer directement en Algérie. Je m'arrêterai à Marseille pour attendre le bateau ramenant une partie des enfants du foyer : "vous ferez le lien avec le personnel français, et les enfants vous connaissent si bien, ils seront rassurés de vous voir sur le portlt,m'a dit Mr A ••

Un tri arbitraire a été fait : la DASS a décidé de laisser à Oran les enfants nés de parents musulmans et d'envoyer en France, ceux nés de parents français, c'est à dire: italiens, espagnols

etc ...

Cela n'a pas manqué de faire naître des réactions chez les enfants. Saïda, avant mon départ est venu me demander :

 

" explique-moi pourquoi, avant, quand on me demandait "de quelle religion tu es ?", je répondais: "catholique". Et maintenant, on me dit que je suis un melon, un citron pressé, un bougnoule. Ça veut dire quoi ça ?"

 

J'arpente donc les rues de Marseille, à la recherche d'un endroit où loger. Or, en juin 62, 21000 personnes sont déjà arrivées dans la ville : "les rats pas triés" comme les appellent les Marseillais. Ma demande paraît impossible à satisfaire: soit, je me fais virer comme une malpropre parce que je fais partie des "envahisseurs", soit on me réclame des sommes exorbitantes.

Et je n'ai pas d'argent et aucune chance d'en avoir bientôt: les transferts de monnaie sont "momentanément" bloqués. Les parents essaieront d'en confier aux gens qui accompagneront les enfants mais personne ne peut dire quand ce fichu bateau pourra quitter Oran.

 

N'écoutant que mon culot, je me dis que le seul endroit dont on ne pourra pas me mettre à la porte mais que je pourrai quitter quand je le voudrai, c'est un hôtel 3 ou 4 étoiles. Jè vais m'y installer le temps qu'il faudra, je ne paierai la note qu'à mon départ. De plus, je prendrai une chambre avec petit déjeuner: je pourrai ainsi ne manger qu'un sandwitch par jour. En ne prenant pas le bus, en n'allant pas au cinéma etc ... etc ... je tiendrai un mois environ sur mon pécule réduit.

 

Ca marche mon affaire! J'ai une chambre à l'hôtel Splendid en haut de la Cannebière. Tous les jours; je vais à pied sur le port, attendre le bateau ... avec une angoisse qui galope tous les jours un peu plus et s'il n'arrivait pas? Et si je ne pouvais pas payer l'hôtel?

 

Et, il finit par arriver, avec l'argent confié par les parents à l'accompagnateur des enfants. Ouf! je vais pouvoir régler ma note et, surtout, rentrer chez moi.

C'est ce que je fais avec le premier bateau en partance pour Oran. Plutôt vide le navire, mais bon ...

 

Le foyer s'est installé rue de Tlemcen, à Oran, à côté d'un cinéma. J'apprends à reconnaître tous les titres des films qui passent, seulement en écoutant la musique.

La ville commence à se vider de ses habitants. On ne trouve plus de cadres (containers) de déménagement donc les gens vendent, au plus offrant, leur mobilier et leurs voitures. S'ils ne trouvent pas preneur, ils balancent le tout à la mer du haut des falaises. "La politique de la terre brûlée" va prendre beaucoup d'expansion.

 

Kheira, la femme de ménage de maman, lui pique une partie de ses bijoux pour pouvoir partir en France.

 

Albert et Rosette ont quitté Mers El Kébir pour Tours. Isabelle et Maurice vont bientôt les suivre. Tata marraine et mémé Ferrara aussi. Elles habiteront Toulouse dans le même immeuble qu'eux.

 

Chez nous, personne ne veut entendre parler de départ et quand je rends visite à grand père Ivanes, il me dit : "je ne veux pas m'en aller chérie. Je suis vieux. Je veux être enterré à côté de mémé Antoinette. Je m'entendrai mieux avec les arabes qu'avec des français de France".

 

Polo est rentré du service militaire ; il travaille pour EGA (électricité et gaz d'Algérie). Nous habitons, sur le Boulevard Front de Mer, un grand appartement au long couloir garni de placards (ça ressemble un peu à une morgue tous ces placards)

 

Au foyer, Monsieur M., l'intendant, a fait office de directeur au départ de Monsieur A. Nous avons maintenant un nouveau directeur, Monsieur T., ancien Capitaine ou Commandant de l'ALN (armée de libération nationale) qui va avoir la malencontreuse idée de tomber amoureux de moi, ce qui va me faire vivre des jours pas très agréables. Dommage, nous aurions pu être d'excellents amis.

 

Et, le 3 juillet, le drapeau vert flotte sur Rocher Noir ... et sur la mairie de Mers El Kébir ... partout quoi : c'est l'indépendance.

 

Je suis au travail, rue de Tlemcen. Un coup de téléphone de Geneviève seule Rampe Vales. Elle appelle au secours. Une manifestation passait devant l'immeuble. Elle s'est mise à la fenêtre. Un type l'a vue, a fait mine de compter les étages jusqu'à elle et s'est engouffré dans l'entrée du rez-de-chaussée. Arrivé au 10ème, il a tambouriné à la porte. Panique à bord. Quand elle a raccroché le téléphone, elle regarde par l'oeilleton. Alerté par le bruit, quelqu'un du bureau Gestetner, sur le même étage, sort, ce qui fait fuir l'agresseur en puissance.

 

Je suis déjà partie, en compagnie de mon directeur qui me propose sa protection, ce qui me rassure. Je suis en effet certaine, qu'aucun mal ne peut nous arriver dans cette manifestation, s'il est là.

 

Nous traversons l'immense défilé. Des centaines de voix hurlent la chanson de Dario Moreno: "Brigi-tte Bardot-Bardot! Brigitte fait chaud-fait chaud!". D'autres chantent "Kessamen".

Arrivés au bas de l'immeuble, nous constatons que les bureaux comptables du premier ont été saccagés, papiers éparpillés sur le goudron. Les étages accessibles de la rue ont tous les vitres cassées. On entend des salves d'armes automatiques.

 

Nous récupérons Geneviève et filons en vitesse.

 

L'indépendance votée, nous devenons fonctionnaires en coopération et la vie continue cahin-caha.

 

 

 

63 et suivantes

 

Les mois qui suivent ne me laissent que quelques images éparses et noires, comme un vieux film brûlé.

 

Petit à petit les bancs, sur la promenade du Front de Mer,sont dépecés pour faire du feu.

Dans les cinémas qui fonctionnent encore, on marche souvent dans la pisse et la merde.

L'approvisionnement est plus difficile, surtout en ce qui concerne le vin.

On trouve, partout sur les trottoirs, des meubles et des objets à vendre. Ils sortent d'où, appartiennent à qui?

Dans l'immeuble Sénéclauze, les ordures ont bouché, jusqu'en haut, la cage de l'ascenseur.

Dans la maison en face de notre appartement, moutons et chèvres sont parqués sur le balcon.

Les jeunes filles musulmanes sont dans l'obligation de porter le haïk et les rapports publics de tendresse amoureuse sont sanctionnés par la loi.

 

Germaine, en crise, est partie faire une cure à l'hôpital psychiatrique de Sidi Chami dont "codes-phares" est devenu médecin chef.

Pendant ce temps, petit père réaménage rue de la Vieille Mosquée Il donne beaucoup de lui-même pour retaper cet appartement dans lequel il va bientôt mourir. Maman l'appelle "le petit pâtissier" parce qu'à cause de la chaleur, il travaille en caleçon et tee-shirt blancs et qu'il est en permanence recouvert de poussière de plâtre.

 

Malgré des efforts incommensurables depuis 1960, je n'arrive pas à donner la vie: 3 ou 4 fausses couches (j'en ai même perdu le nombre) dont une petite fille à 6 mois de grossesse.

 

Pourtant, la mer reste belle, le ciel clair et le soleil doux et,je pars faire des courses avec Geneviève dans une vieille Anglia blanche que Claude vient d'acheter. Au carrefour, près de l'école Paixhans, devant le policier algérien chargé de la circulation, Geneviève fait grincer les vitesses.

Il nous arrête, demande les papiers de la voiture, elle ne les a pas.

Nous voilà bouclées au commissariat. Dans la pièce à côté, on entend des coups et des cris. Que va t'il nous arriver? Des images aussi infernales que sordides traînent dans nos têtes. Geneviève essaie de téléphoner à Claude ... il croît à une blague ... on n'avance pas ... il ne nous aide pas.

Et brusquement, le nom de Ferrara fait tinter les oreilles du commissaire : "Janvier Ferrara ? Je le connais bien. Il a toujours fait beaucoup pour la région. Vous êtes ses enfants? Allez, partez et bonne soirée".

Flageolantes mais ravies, nous retrouvons le rue, le ciel et l'odeur de l'air ..

 

Les parents dorment tranquillement quand un coup de téléphone leur annonce la nationalisation de la SOTAC. L'incompréhension se mêle à la colère qui génère l'agitation mentale qui installe le désespoir.

 

Papa et Claude n'ont plus de moyens de vivre. Tant d'années de travail, de réinvestissements dans la société pour ça.

Gueniche en sera nommé provisoirement directeur un peu plus tard.

 

La vie professionnelle de papa s'arrête comme s'est arrêtée sa vie politique et sociale. Il est mis â la retraite d'office sans espoir de pension immédiate. Et, comme il a tout investi en Algérie, c'est, brusquement, le spectre de la misère.

 

En tous cas, il faut partir. Claude d'abord, c'est le plus jeune. Papa se rend â Marseille négocier des licences de transport en commun qu'il a pu récupérer et il arrive à trouver, dans l'urgence, à reprendre une petite entreprise d'affrêtement :

Marports. Claude y sera associé à Paul Pineda dit Popol, le fils de son ancien associé et au beau-frère de Popol.

Il faut aussi trouver un point de chute pour Claude et Geneviève, un appartement . Enfin, c'est fait, rue Antoine Maille.

 

Claude et Geneviève quittent l'Algérie pour Marseille, début 64.

 

Papa, resté sans voiture, m'a piqué la mienne et l'a utilisée sans se préoccuper de savoir si elle avait un moteur et des vitesses (il a l'habitude de dèmarrer en troisième). Le sable a bouffé le moteur qui a surchauffé puisqu'il n'y avait pas d'eau dans le radiateur: l'Anglia est foutue.

Je loue à un algérien, une quatre CV verte. Il me donne les clés accompagnées d'un bidon de 5 litres d'huile d'olive vierge, me recommandant d'en rajouter de temps en temps.

Je pense salade, il pense moteur : "parce qu'elle en perd toujours un petit peu beaucoup de l'huile, la voiture".

 

Un jour, vers treize heures, je fais griller des steaks, boulevard Front de Mer, quand, sur ma gauche, je vois un homme habillé de marron: costume, gilet, cravate et feutre du même ton. Je me retourne pour le regarder en face et lui demander ce qu'il fait chez moi, il n'est plus là. Je me précipite dans la lingerie contiguë à la cuisine : personne, même dans les placards. Je vais dans le jardin d'hiver: personne.

 

Et, tout à coup, la certitude: GRAND-PERE!

 

La quatre CV, à sa vitesse de poêle â frire, me précipite à Mers El Kébir. Grand-père est mourant. Il est tombé du lit cette nuit.

Tata Carmela crie sa peur. Que faire, mon dieu, que faire?

Je suis seule à Oran. les parents sont partis aider Claude et Geneviève â s'installer à Marseille et dans l'entreprise.

 

Je téléphone à une ambulance et négocie très difficilement un lit dans une clinique oranaise.

La voiture arrive. Le chauffeur est tellement saoul qu'il n'arrive même pas à sortir le brancard. Comment transporter grand-père avec cet idiot ?

Je cours vers le haut du village. Faut trouver quelqu'un absolument. Et, c'est un algérien qui vient m'aider: "oh, le vieux Pépéte ? Quel malheur, il est si gentil, le pauvre! Attends, je viens".

 

Nous parvenons tous les deux à mettre grand-père sur le brancard et tata dans l'ambulance. "Tu vas les suivre en voiture ?" me dit mon aide. "c'est pas bien. Tu vas marcher devant, doucement, comme ça çui-là il peut pas aller trop vite".

C'est ce que je fais et, pendant tout le voyage, j'ai l'impression de maintenir grand-père vivant, grâce à ma volonté, pendant que l'ambulance zigzague derrière.

 

Grand-père sera rapatrié sanitaire à Marseille Timone où il va mourir, arrachant toutes ses perfusions pour en finir plus vite. Comme nous n'avons pas de concession au cimetière, il sera enterré dans la fosse commune.

Maman va passer des années à me dire, chaque fois qu'il pleut, "il pleut sur mon père, Mireille, je ne peux pas le supporter".

 

Et, c'est au tour de petit père de s'allonger pour mourir. Son cancer de la prostate s'est généralisé. J'ai toujours pensé qu'il oubliait de prendre ses remèdes quand Germaine allait très mal.

 

Il souffre horriblement, ce n'est pas juste. Mais qu'est-ce qui est juste dans ce monde de malheur ?

Les derniers temps, Henri, Polo et Madame Rosalia (la cuisinière hongroise) se relaient la nuit à son chevet. Et, un matin de Mars 64, il meurt dans les bras de Polo.

 

Tristesse; rien n'a plus de sens; où est la vie? Nous n'avons même plus la force de la chercher. Nous sommes devenus des automates en survie.

 

Papa et maman se décident, la mort dans l'âme, à quitter eux aussi l'Algérie. Pour cela, il faut être en règle avec les impôts. C'est le cas pour les années passées. Mais cette année, dans les "hasards" d'une administration aussi folle qu'incompétente, les sommes se sont vues multipliées par 10. Et papa ne touche pas un sou à cause de la nationalisation. C'est le cas pour grand-père et tata, pour Henri,pour Germaine: personne ne peut payer donc personne ne peut emporter ses affaires.

 

Alors, Polo et moi passons des nuits à déménager en cachette et en partie ces maisons et appartements. Horrible pensée que celle qui bat à mes oreilles pendant que je regarde anxieusement à droite et à gauche avant de sortir, avec mes paquets, de la maison : "te voilà obligée de te conduire comme une voleuse en transportant des affaires qui sont les tiennes et celles de ta famille"

En plus, il nous faut choisir quoi prendre: nous n'aurons de cadres que pour nous, encore fonctionnaires de la coopération. Et, il faut faire vite, nous pouvons à tous moments nous faire arrêter. Je me souviens encore de verres en cristal St Louis entassés en pyramide dans des paniers et qui vibrent pendant notre course. Il n'yen aura pas un de cassé. Ce qui ne sera pas le cas pour le mobilier "à l'abri" dans les containers ...

 

Solitude, angoisse, fatigue, désespoir, injustice. Encore des mots qui n'expriment rien.

 

Je range l'appartement de la Rampe Vales et la villa de manière à ce que maman puisse y revenir. Je mets des draps propres dans les lits (ça va vraiment pas ma tête).

Tous les appartements, maisons, villa seront aussitôt nationalisés.

 

Tout devient vide, sombre. Chaque minute est douloureuse à vivre.

 

Je passe quand même beaucoup de temps, en dehors de mes heures de travail, à faire faire des estimations des biens laissés par les parents et les grands-parents : un géomètre expert oranais a du gagner des fortunes avec ça.

Meddah, contrôleur de la SOTAC au kiosque d'Oran, m'aide beaucoup dans cette entreprise: encore une fois, un regard d'amitié.

 

Nous finissons par empiler, dans nos cadres, le mobilier que nous avons pu sauver. Par chance, un bateau de la Marine Nationale accepte d'embarquer quelques affaires appartenant aux parents, grâce à l'intervention d'un collègue de Polo que je remercie comme je peux en offrant à sa petit fille la poupée marcheuse Raynal que grand-père Ivanes m'avait offerte pour mes trois ans. (C'est fou, je la regrette encore cette poupée!)

 

Et voilà, nous avons donné notre démission. Nous sommes seuls à Oran.

Nous partirons seuls en octobre 64.

 

...

Les bâtiments encadrant la port s'éloignent lentement. Ca pourrait ressembler à un départ en vacances ...

 

Massés sur l'arrière du paquebot, des sanglots plein le coeur, nous attendons que le sillage se forme.

 

C'est l'adieu

 

L'anse oranaise prend peu à peu sa forme; Santa Cruz se profile distinctement tandis que les maisons, si familières, rapetissent de plus en plus vite.

 

Dans le ciel clair, les mouettes nous suivent en criant.

 

J'entends les déclics sans fin de l'appareil de photo que Polo enclenche en syncopes pour garder souvenir.

 

Souvenir de quoi ? De qui ?

 

Ma vie s'enfuit par chacun de mes pores sans que personne ne puisse le voir.

 

Les fils de mes racines se distendent et rompent sans que rien ne change autour de moi.

 

Un souverain détachement m'envahit. Figée, presque indifférente, je vois disparaître la superbe rade de Mers El Kébir.

 

Je ne sais pas encore que je suivrai bientôt chacun des rares rayons de soleil dans une plaine picarde.

 

Je ne sais pas encore que mes cheveux vont tomber par poignées.

 

Étonnant pour quelqu'un de si bien adapté ...

 

Mais, je ne sais pas encore que Philippe va naître et qu'une autre vie va se construire ...

 

 

Mireille Ferrara épouse Prudant

Noël 1997

 

 

 

 

 

 

 
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La Famille de Mireille Ferrara

 Ancêtres de Mireille

FERRARA

Nous trouvons la première trace de cette famille en Algérie en 1857, il s'agit du mariage à Philippeville de Michel (un frère à Gennaro 1833-1912, ancêtre direct de Mireille)

puis dès 1863 à Mers-el-Kébir , le mariage de Lucia (cousine de Gennaro 1833-1912).

 

L'ascendance :

Ferrara Antonio Baldassare époux de Capuano Rosa

Un de leurs fils, Gennaro Tomassa  a épouse Lucia Regina Scotto Lomassesse en 1791 à Naples

leur fils Antonio Corrado a épousé Vincenza Catarina Quarracino en 1819 à Procida

leur fils Gennaro né en 1833 à Procida a épousé Marie de Gregorj en 1865 à Mers-el-Kébir

tous les enfants de ce couple naîtront au village

dont Antoine en 1871

en 1900 Antoine épouse Pascualina Schiano di Sciabica à MeK

ils auront Janvier, le papa de Mireille en 1903.

 

IVANES

La branche maternelle de Mireille est d'origine Espagnole.

Les Ivanes sont arrivés aussi très tôt en Algérie puisqu'on en trouve la première trace dès 1847 à Oran et 1850 à Mers-el-Kébir.

 

L'ascendance :

Ivanes Sébastien époux de Josefa Sylvestre

Un de leurs enfants, Juan a épousé Salvadora Alba à Mers-el-Kébir en 1850

ce couple a eu 13 enfants dont Jean en 1857 qui a épousé Rita Antonia Pastor

leur fils Joseph né en 1883 a épousé Antoinette Manchon qui auront Henriette en 1910, la maman de Mireille.

 

Autour de Mireille

 

- Antoine FERRARA (1871 - 1952) x Pascaline Schiano di Sciabica

        - Marie Gertrude (1901 - 1997

        - Janvier Pascal (1903 - 1994)    x    Henriette Ivanes (1910 - 1983)

                - Claude

                - Mireille

        - Albert (1907- 2005)    x    Rose Pastor (1909 - 2007)

                - Jean Pierre

                - Marie Jeanne

        - Maurice (1913 - 2003)    x    Isabelle Rodriguez

 

- Joseph Charles IVANES (1883 - 1964)  x    Antoinette Manchon (1889 - 1923)

        - Henriette (1910 - 1983)    x    Janvier Ferrara (1903 - 1994)

                - voir ci-dessus

        - Joseph (1912 - 1993)    x    Raddy Benchemoul (1921 - ?)

                - Jean Louis

                - Chistiane

 

 

 

 

 

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Commentaires

 

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24/10/09

Il faut oser faire publier un carnet aussi personnel et Mireille l'a fait !

Elle a su faire passer l'intérêt commun avant toute pudeur.

Des scènes de notre quotidien au village sont joliment racontées

Et cela Mireille c'est tout à ton honneur !

François Beltra

 

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Pour réagir à la phrase de F. Beltra ‘’ faire passer l’intérêt commun avant toute pudeur ‘’j’ai très envie de dire que : mettre sur papier des images de l’enfance c’est d’abord avoir décidé que ces témoignages devaient :

-être au plus près de la vérité pour quelqu’un de 2,3,6 ans etc.…

-ne pouvaient, en aucun cas ressembler à un jugement quel qu’il puisse être

-dire ce qui est essentiel en moi=l’amour de ce pays, de ce village

-le respect pour les gens qui l’habitaient et le désir de partager, de communiquer

On ne peut, à mon avis, approcher de ce but qu’en se livrant dans toute sa vérité.


On pourra objecter que j’ai arrêté de communiquer mes souvenirs à 26 ans.
Mais à 26 ans j’ai été obligée de me reconstruire. D’habitude, dans ce genre de travail les ouvriers ont la possibilité de réutiliser les vieilles pierres, portes et fenêtres. Je n’avis à cette époque que des cheveux qui tombaient, un désir de vivre nul et le brouillard de la Picardie. C’en était fini de la jeunesse.

Plus tard enfin, j’ai pu créer mon ‘’ antre ‘’, retaper une très vieille maison de pierre dans l’Allier, me consacrer à mon fils, confondre le bruit du vent dans les feuilles des chênes avec le bruit de la mer, réunir enfin ces 2 parties de moi : l’enfant de la Méditerranée et l’adulte thérapeute, comme par hasard.

Aujourd’hui, après avoir offert à F. Beltra, ce que j’avais intitulé « l’Album », je sais que je faisais appel aux témoignages des Kébiriens.
Non pas aux règlements de compte mais aux souvenirs de joie et plaisir vécus dans ce village.

J’ai dit hier à Mr Beltra que ma phrase favorite a toujours été : Mers El Kébir est mon drapeau Je suis fière d’avoir vécu dans ce village.

Et je sais aussi que faire revivre son souvenir c’est partager les émotions positives.

 

J’ai aussi besoin de dire que ma mère s’est sûrement trompée quand elle affirmait que sa famille s’était installée en Algérie avant la conquête. Et cela je le dois à la généalogie faite par Mr Beltra. Merci à lui.

Mireille

 

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17/11/2009

Bonjour,

En cherchant des photos de classe de Mers-el-Kébir , pouvant concerner ma mère , j’ai parcouru ce site et …. Surprise.

Une phrase , entendue au moins 20 fois a attirée mon  attention : «  tu vois comme il te sert mon pipi… »

En fait, la bonne s’appelle Juliette Mas épouse Scotto , elle vient d’avoir 88 ans , elle est en bonne santé, belle , et même très belle, je l’adore et c’est ma mère.

Qu’elle joie pour elle, elle en parle souvent de Mireille et de Claude qui est  le parrain de mon frère.

Je lui ai imprimé toutes les pages car bien sûr elle ne veux pas en perdre une miette.

 

Merci pour elle.

 

Claudine

 

 

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18/11/2009

Mr Beltra m’a transmis votre message. Je tiens à vous dire qu’au-delà des années, je garde de votre maman, de sa gentillesse, de son grand regard clair un souvenir très positif. J’aimerais savoir où elle habite actuellement.

En ce qui me concerne, je vis dans l’Allier. Mon numéro de téléphone est le xx xx xx xx xx et mon portable xx xx xx xx xx  Dites lui s’il vous plait que j’aimerais avoir de ses nouvelles.

Mireille

 

 

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27/01/2010

Mireille, je te remercie d'avoir ressuscité Mers-el-Kébir avec autant de sincérité.
Ton album"se boit comme du petit lait " et ne laisse pas insensible.
Lumière, odeurs, pleurs, joies,douleurs, prières, tout y est dans une telle intensité de vie et d'amour.
La curiosité et la soif d'apprendre qui te conduisaient de rue en rue , de maison en maison à la découverte des autres
nous permettent maintenant nous Kébiriens dispersés dans le monde, de revivre les moments joyeux  ou douloureux qui ont fait Mers-el-Kébir.
Nos ancêtres continuent ainsi à vivre dans notre mémoire.
Merci ma cousine de renforcer en moi le souvenir  de la famille Ferrara dont je fais partie.
Marie-Jeanne

 

 

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12/02/2010

Spontané, profond, fascinant… Une fois le nez dedans, je n'ai plus pu m'échapper de l'univers de Mireille. À travers une écriture dense et fluide à la fois, elle m'a fait voyager dans l'Algérie de son enfance et de son adolescence. C'est son histoire propre qu'elle nous livre, avec en fond de toile, l'histoire de ce pays, qu'elle aime de tout son cœur. Son regard pénétrant, juste et affûté, mais toujours poétique, balaye les différents épisodes, tendres ou terrifiants selon le cours de l'histoire.  J'avais l'impression que ses personnages allaient apparaître dans la pièce, tant elle a su percer à jour et communiquer leur essence (et les photos viennent compléter ce tableau de façon poignante !) C'est à regret que je les ai quittés, car il a bien fallu tourner la dernière page…

Sylvie

 

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19/02/2010

Je suis entrain de lire l' ALBUM DE MIREILLE, à qui je dis CHAPEAU,
elle a osé nous livrer tous ses petits secrets d' enfance. Pour l'instant j' en suis au chapitre de SON ENTREE EN 6 ème et je rigole car si elle, elle rêvait d'être dans cette classe pour avoir des tétés, c' était la classe où les filles avaient de tétés,comme elle dit, avec les mots de son âge, moi au contraire je voulais les cacher , parce que trop abondants à mon goût, je me tenais même voûtée pour ne pas les faire ressortir, qué bête j' étais. ............. maintenant  on y met du silicone pour qu' ils soient plus en valeur......................
V.

 

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20/02/2010

J’aime ce texte. Il est beau, vrai, magnifiquement écrit, empreint de poésie et d’émotions.

J’aime aussi son auteur. Que c’est bon Mireille de te connaître (au moins « un peu »…), de partager des moments avec toi et de te lire !

Ton récit est à la fois drôle, émouvant et terrifiant. Il conjugue le recul, l’intelligence et ce qui est pour moi essentiel : la force du souvenir et des sens. Tout au long du texte, j’ai eu l’impression que c’était la petite fille, l’adolescente et l’adulte qui s’exprimaient avec leur propre regard. Merci de leur avoir donné la parole et de nous les avoir fait entendre. Il est rare d’accéder un tant soit peu à la richesse de l’autre, d’entendre ce qui vit en lui. Et c’est à côté de trésors que l’on passe…

Alors merci de nous avoir fait entendre la voix authentique d’une petite fille avec ses peurs, ses douleurs parfois, ses interrogations et surtout sa joie, son magnifique désir de vivre, de grandir et d’apprendre.

Pour ce qui est de Mers el Kébir, ton paradis perdu, mais si puissamment ancré en toi, n’a pas fini de nourrir mon imaginaire. J’ai rêvé en t’écoutant parler de ton enfance, j’ai rêvé en lisant l’Album. Comment imaginer une telle symbiose avec son environnement, un tel bonheur d’être née et d’avoir grandi à cet endroit ? La découverte, l’exploration pièce par pièce de la villa d’Aïn-el-Turck, m’a particulièrement marquée …

J’ai également été touché par l’amour avec un grand A qui a pu exister au sein de la famille, par l’humour et l’intelligence que l’on sent toujours présents même dans les pires épreuves. A aucun moment, je n’ai eu l’impression que toi ou ceux que tu aimes n’ont cédé, malgré les difficultés, la colère, la peur, l’incompréhension, à la haine aveugle, au désir bête de s’en prendre à n’importe qui, à la barbarie… Ils semblent, bien au contraire, tout comme l’est ton témoignage, pleins de chaleur, de vie et d’humanité.

Merci.

Christophe

 

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08/2011

Je te remercie pour ton info. très sympa. il se trouve que j'avais déjà découvert hier, ces hommages à ces illustres Kébiriens.

pour Janvier Ferrara, j'ai pris le temps de bien le lire, aussi tu pourras adresser de ma part mes très sincères et chaleureuses félicitations à Mireille. Elle a un talent inné pour se raconter, et je sens au travers de tous ces récits, beaucoup, beaucoup d'amour. A certains moments, elle m'émeut terriblement.

 

Annie

 

 

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Quel émouvante généalogie en photos de Mireille Ferrara que je remercie , on plonge vraiment dans le Kebir bien avant 1962, avec des photos du début des années 1900, vraiment exceptionnelles , moi qui ai du mal à en trouver de ma famille ne serait-ce que quelques unes , je l'envie un peu , tous les petits détails mêmes anodins sont racontés .

La photo de la rue Pascuito avec à gauche la maison Assante et a droite la poste , est super belle , et émouvante , c'est cette image qui me reste dans la tête , on aperçoit au 1er croisement "ma" rue de l'église , photos malheureusement très rares je pense.

Quel bel hommage de sa fille à cet homme , que personnellement je ne connaissais que de vue, son statut de maire forçait à mes yeux d'adolescent un respect, j'ai découvert à travers ce récit un tout autre homme, imbibé comme beaucoup d'entre nous de ce Kébir qu'on le veuille ou non on n'oubliera pas, c'est pour cela entre autre que je remercie Mireille !


Francis
 

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Belle initiative Françou que ce très bel hommage à chacun de nos deux Grands Kébiriens. Mireille a bien décrit la vie de son papa. Celle de Manolico a aussi été bien remplie de générosité et de dévouement.
 
Alice.